MobiEdito – 3 avril 2015 – La République et l’entre-soi

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par Gilles Dansart


La République
et l’entre-soi

Les transports, domaine d’intervention publique privilégié, fournissent une triste illustration des faillites du système républicain dans son ensemble: le réseau et la com plutôt que le mérite et la compétence, et voilà comment une société perturbée veut renverser la table.

On va beaucoup parler de République dimanche soir, quand seront connus les résultats du deuxième tour des élections départementales. Les interrogations sur l’avenir politique de notre pays seront légitimes, tant le Front national véhicule des idées effrayantes et mortifères. Mais si la République vacille, ce n’est pas seulement par une sorte d’impuissance politique devant les mutations contemporaines, ou par une lâche soumission aux démagogies : c’est aussi et surtout parce qu’une partie de la population française considère qu’un certain nombre de valeurs républicaines sont bafouées, en premier lieu par les élites.

Précisément, nous voulons parler de ce champ public qui concentre toutes les critiques et les frustrations – tous les dysfonctionnements. Ce champ où le mérite cède donc la place au réseau, où la légitimité du terrain, de la compétence et de l’expérience pèse de moins en moins, où l’argent public n’est pas suffisamment respecté. Une société où vous n’obtenez plus de boulot, et même plus de stage, sans être cornaqué, recommandé, où vous doutez de l’impartialité des procédures de recrutement ou d’obtention de logement. Quel message à l’attention des jeunes générations! Le piston, ça marche, la voie normale c’est la galère. Et les opportunistes du FN de prospérer sur le terreau de la République exemplaire. L’arnaque est presque parfaite, mais elle s’explique.

Dans cette société perturbée, en panne de cadres respectés, la corruption est le luxe des impatients, la faveur le refuge des scrupuleux – et la frustration la peine du plus grand nombre. L’ascenseur social est bien en panne.

Le mauvais exemple vient donc d’en haut, de cet Etat qui devrait être exemplaire et multiplie les passe-droits, les coups de pouce, les dérogations, les injonctions. Combien d’exemples de sollicitations – le mot est gentil – auprès d’entreprises de transport pour aider, embaucher, subventionner? Souvent sans aucune vergogne. «Le dîner de chefs», le 19 mars à Versailles, très belle et prestigieuse opération du savoir-faire culinaire français, «n’a rien coûté au budget de l’Etat», s’en vante l’ambassadeur. C’est vrai, puisque l’Etat a «gentiment» demandé à des entreprises publiques d’apporter leur généreuse obole, plusieurs dizaines de milliers d’euros, pour équilibrer le budget… Tout le monde s’habitue, ou presque, à l’entre-soi, à ces petits services rendus.

La cooptation obnubile le réseau, au-delà de toute rationalité. On vous dissuade de tracer les recommandations. C’est vrai aussi pour les nominations de grands dirigeants. L’Etat exerce son pouvoir de nomination discrétionnaire de telle façon qu’il réduit à l’obéissance servile tant d’esprits brillants, accapare leur énergie à se faire bien voir des décideurs suprêmes au lieu de construire du solide. On se souvient de Stéphane Richard plus occupé à briguer un joli poste qu’à rénover profondément et quotidiennement la boutique Veolia Transport. Il en fut hautement récompensé.

L’Elysée lui-même, de tous temps, entretient le climat, vassalise, humilie, oublie les lois qui l’obligent à composer avec d’autres actionnaires ou avec le législatif pour ne flatter que ses amis et obligés, sans grande contradiction. Augustin de Romanet est arrivé à la tête d’ADP sans que les Assemblées y trouvent à redire. Les arrangements de Hollande ont succédé aux incohérences de Sarkozy. Les deux ont en commun la comédie du pouvoir centralisé, plutôt bien décrite par Georges-Marc Benamou, qui s’y connaît en contorsions et obligeances.

Prenons le cas d’Elizabeth Borne, à laquelle on ne fera aucun procès d’intention, mais dont la suite du parcours professionnel pourrait incarner, malgré elle, la dérive d’un système. «Elle coche toutes les cases pour être présidente», nous a-t-on dit. Lesquelles? Collaboratrice de Jean-Pierre Jouyet à Matignon sous Jospin, appréciée de Manuel Valls, dircab sacrificielle de Ségolène Royal, soutenue par Anne Hidalgo et bien d’autres: elle doit donc aller à la RATP, dit Le Monde, elle a failli prendre la SNCF, révèle La Tribune… Sa capacité de travail, son intégrité, son dévouement, son intelligence souvent fulgurante ne sont pas en cause, mais s’est-on questionné sur sa capacité de management, a-t-elle été évaluée sérieusement au vu de ses expériences passées dans des contextes ouverts ou différents, à Eiffage ou à la mairie de Paris? A-t-elle été seulement numéro 1, avant de diriger 45000 ou 150000 personnes? Nenni. L’entre-soi des dirigeants ne supporte pas la transparence.

C’est aussi l’histoire de Mathieu Gallet, Rastignac aussi vite admiré que rejeté – car le système ne supporte pas l’échec. Du cabinet, de l’éloquence, du réseau, deux petites années à l’INA, et hop! cela suffit pour prendre Radio France. Une escouade de conseillers, l’arrogance du sachant, pas d’empathie avec la maison ronde et ses salariés, et le fossé se creuse irrémédiablement avec les troupes. Est-ce archaïque de revendiquer la valeur de l’expérience? Faut-il rappeler le naufrage de Jérôme Gallot à Veolia-Transdev?

«Vous avez aimé la République des énarques? Vous adorerez la République des apparatchiks!», avertit aujourd’hui, en petit comité, Emmanuel Macron, d’autant plus lucide qu’il vient d’ailleurs. Les impatients pullulent et s’incrustent. Combien en a-t-on vu, de jeunes diplômés passés en cabinets, nantis de l’indispensable sésame pour être ensuite propulsés, sans expérience, dans des managements difficiles, en voulant toujours plus, toujours plus vite. Surtout ne pas rester trop longtemps, car plus de deux ans au même poste et c’est la certitude de disparaître des radars de la promotion rapide. Ce mouvement brownien des ambitieux attise l’incompréhension des équipes, lasses de servir des météores, durablement écartées de l’accès à l’élite.

Il n’y a pas de système idéal. La seule promotion à l’ancienneté est sclérosante; l’ambition individuelle est un moteur essentiel et puissant. Mais la récompense des intrigants a trop pris le pas sur la valeur des expériences et des bilans. Partout où des hommes et femmes de qualité, patients et investis privilégient le long terme à l’affichage, les choses s’améliorent assez vite, car les équipes suivent. On constate qu’à la SNCF, une stabilisation de quelques structures de management, appuyée sur des évaluations solides de compétences, fait aujourd’hui du bien à plusieurs activités. Il était temps.

Alain Vidalies est volontiers brocardé parce qu’il ne pèserait pas politiquement et médiatiquement. S’est-on demandé s’il faisait bien son boulot de ministre, au jour le jour? S’il gérait bien des dossiers ô combien difficiles, comme la SNCM ou les routiers, sans chercher à exister coûte que coûte médiatiquement? Même pas. Il ne pèse pas…

L’entre-soi des élites est entretenu par les observateurs, les obligés du système, les journalistes politiques, tenus à la lisière du spectacle mais alléchés par les miettes du festin, priés de chroniquer pour la postérité les grandioses tactiques de coulisses. Quand le gratin se sépare des nouilles, forcément la République devient indigeste. G. D.
(éditorial publié à l’attention des abonnés de Mobilettre le samedi 28 mars)

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