Mobitelex 149 – mardi 31 mai 2016

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Mobitélex. L'information transport

La lettre confidentielle de Mobilettre

SPECIAL NEGOCIATIONS SOCIALES FERROVIAIRES

Etat-SNCF: au cœur de la crise

Soucieux de réduire la contestation autour de la loi El Khomry, le gouvernement a choisi ce week-end de faire des «concessions sectorielles», notamment sur le ferroviaire engagé dans la refonte de son cadre social. En l’occurrence, les «concessions» sont d’une ampleur inattendue pour la SNCF. Le récit de ces journées qui ébranlent l’entreprise publique. Pourquoi Guillaume Pepy a menacé de démissionner. Ce qui pourrait maintenant se passer.


Cela faisait déjà un moment que le ministre Alain Vidalies était franchement à la manœuvre. Un dîner le 10 mai avec les syndicats, auquel ne participèrent ni la CGT (après avoir exprimé sa position en guise d’apéritif) ni Sud Rail; une volonté d’accélérer le rythme des négociations il y a dix jours, quand furent confirmés les mots d’ordre de grève reconductible pour début juin; des réunions «techniques« avec la CFDT, l’Unsa et la SNCF, mercredi dernier en soirée. Jusque-là, même si la tension augmentait à mesure que l’Euro 2016 de football s’approchait, l’intervention du ministre pouvait passer pour une conciliation somme toute classique, dans un secteur où l’Etat joue tous les rôles: réglementaire, actionnaire, arbitre…

Jeudi dernier, une journée de négociation au sein de l’UTP s’était globalement plutôt bien passée. FO absent, la CGT n’avait pu tenir longtemps sa stratégie de blocage; la partie patronale s’était mise à lâcher ses derniers lests en fin de journée, dont 39 repos doubles (au lieu de 36) et une clause minimale de temps de travail fixée à 18 heures pour toute signature de contrat. La future convention collective de branche paraissait sur la bonne voie.

Le vendredi, les discussions internes à la SNCF sur l’accord d’entreprise se révèlent plus tendues. Pas question, notamment, pour la direction de lâcher sur le 19/6 (qui veut qu’un agent ne doit pas finir après 19 heures la veille d’un congé hebdo ni reprendre avant 6 heures le lendemain). Guillaume Pepy et Jean-Marc Ambrosini, DRH du groupe, signifient au gouvernement qu’ils font un casus belli d’un renoncement à l’aménagement de ce 19/6. Plus de souplesse dans l’organisation du travail leur apparaît essentiel pour l’efficacité de la production et la réduction des coûts.

Mais le week-end, c’est le coup de grâce. Avec Jean-Marc Ambrosini comme simple observateur, le ministre engage résolument des négociations avec l’Unsa et la CFDT. Car le président de la République et le Premier ministre ont pris une décision stratégique, confirmée le lendemain dans le Journal du Dimanche: on va essayer d’arrêter le mouvement de contestation El Khomry en retirant de la rue les plus gros bataillons de grévistes, à savoir les salariés des entreprises publiques, et notamment les cheminots.

Sur le fond, comme nous l’ont confié plusieurs acteurs, le ministre lâche davantage que le 19/6, il lâche tout… C’est le retour au RH077! Et même davantage, comme le précise le relevé de décisions que Mobilettre s’est procuré, tel qu’il a été envoyé aux syndicats ce lundi 30 mai. Au premier chapitre dit des Engagements généraux, il est écrit: «Le projet d’accord d’entreprise respectera les principes de rédaction suivants: les dispositions des RH077, RH0677, RH0657, RH0073 et tous les textes qui y sont liés sont maintenus en l’état…» Quelques limitations et ajustements mineurs sont ensuite précisés, de même que… des dispositions plus favorables du décret-socle et de la convention collective en cours de négociation!

Tout ça pour ça? Deux ans de pédagogie sur la recherche d’une meilleure compétitivité, pour en arriver là? Pour Guillaume Pepy, c’en est trop, il menace de démissionner, en compagnie de son DRH. Pas question de signer un accord d’entreprise sur cette base. La consigne est de ne plus répondre, de ne plus rien dire sur cet «accord« avec l’Etat. D’ailleurs, ni l’un ni l’autre ne signent le relevé de décisions, qui engage l’entreprise par ces mots: «Je vous confirme que ces dispositions seront reprises dans leur intégralité dans le projet d’accord d’entreprise que je vous transmettrai mercredi 1er juin en préparation de notre prochaine table ronde du lundi 6 juin.» La lettre est signée… Benjamin Raigneau, directeur adjoint Cohésion et Ressources humaines ferroviaire.

Pourtant, lundi matin, Guillaume Pepy n’a pas mis sa menace à exécution. Surpris par la sérénité du gouvernement devant une telle éventualité, il négocie alors l’amorce d’un scénario de sortie honorable: la recherche d’un «deal» global, d’ici la réunion décisive du 6 juin avec les syndicats de la SNCF sur l’accord d’entreprise. Il s’agirait, selon nos informations, de faire remonter plusieurs dispositions dans le décret-socle mais aussi d’imaginer quelques aménagements de la trajectoire financière du système ferroviaire, comme la prise en charge par l’Etat des intérêts de la dette de SNCF Réseau. A défaut de réussir, Guillaume Pepy pourrait mettre sa menace initiale à exécution.

Le scénario est compliqué. Le gouvernement est-il prêt à l’écrire pour éviter une crise de management au sommet de l’entreprise publique? Alain Vidalies, sur France Inter ce mardi matin, démentait la menace de démission de Guillaume Pepy, alors que la veille au matin il l’évoquait lui-même devant quelques interlocuteurs… Est-ce une manière pour Guillaume Pepy de se donner un peu de temps pour décider de la suite, voire de mobiliser un encadrement dépité par la situation? On en est là, ce mardi matin 31 mai…

Que peut-il se passer désormais sur le front social proprement dit? La priorité du gouvernement consistant à diminuer rapidement l’impact de la grève sur le terrain, la sortie de l’Unsa du mouvement dès ce mercredi soir 1er juin sera privilégiée. Cela tombe bien, les dirigeants du syndicat autonome ne paraissent pas prêts à un conflit long, ils n’en ont guère les moyens (c’est-à-dire qu’ils n’ont pas de trésor de guerre pour indemniser les camarades grévistes). C’est pourtant après avoir consulté leurs troupes, à 86% en faveur du mouvement du 1er mai, qu’ils ont laissé la CFDT valider seule l’accord avec le ministre.

L’Unsa s’interroge à la fois sur les conditions de validité de l’accord du week-end (que vaut la signature d’un directeur adjoint?) et sur le bonus de sortie de crise à présenter aux cheminots. Dans cette optique, une petite mesure d’ordre économique et financier pour l’avenir de la SNCF ne serait pas négligeable et renforcerait l’image de syndicat responsable. Quant à la CGT, elle pourrait être soulagée de pas avoir à tenter l’épreuve de force, alors que ses chiffres de mobilisation sont pour l’instant assez faibles.

S’agissant des textes eux-mêmes, le scénario – idéal – de sortie de crise pourrait être le suivant: réunion sur l’accord d’entreprise le 6 mai, signature de la convention collective de branche le 8 juin, signature de l’accord d’entreprise le 9, publication du décret-socle le 10 juin. Et le soir même, la France bat la Roumanie en ouverture de l’Euro 2016…

Vu le contexte politique et social, aucun scénario n’est sûr, malgré les «sacrifices» du gouvernement. En revanche, il est d’ores et déjà possible de tirer quelques enseignements de ces dernières 72 heures qui ont pris de court la plupart des acteurs.

1) Le gouvernement a pris peur

L’intervention radicale de l’Etat dans la négociation d’entreprise (et à un moindre niveau dans celle de la convention collective de branche, au sein de l’UTP) obéit à une injonction politique stratégique: ne pas reculer sur El Khomry. De là à conclure que le ferroviaire est sacrifié sur l’autel de la raison politique, il n’y a qu’un pas que l’on franchit allègrement (lire plus loin). Matignon a timidement essayé de faire croire que la négociation d’entreprise devait rester dans l’entreprise, mais le choix ne trompe personne: dans l’esprit des gouvernants, le déficit de compétitivité ne pèse pas bien lourd face à l’enjeu politique global: réduire la mobilisation sociale par tous les moyens, de peur qu’elle ne sonne le glas définitif d’un quinquennat si difficile. Et comme une large partie des élites politiques considère encore que la SNCF est un quasi-monopole, tout cela n’est pas si grave… Mais peu d’observateurs, y compris les syndicalistes les plus aguerris, imaginaient que le gouvernement pourrait reculer autant. La peur n’est jamais bonne conseillère.


2) Les syndicats sont soulagés

C’est l’histoire de la réussite d’un grand bluff: comment les syndicats du ferroviaire ont fait croire au gouvernement qu’ils allaient bloquer la France… La CFDT? Elle n’y comptait guère, prête à assumer sa culture du compromis. L’Unsa? En très forte rivalité avec la CFDT, elle aurait bien voulu sortir la première du conflit, mais l’état d’esprit des troupes l’oblige à passer à l’action. Pour autant, il est clair qu’elle cherche d’ores et déjà sa propre sortie de crise. Sud Rail? Manifestement, la scission en cours entre «politiques» et «corpos» affecte sa capacité de mobilisation, bien faible au vu des pourcentages de grévistes depuis le 18 mai. FO? Son extrême radicalité du moment la propulse à l’extérieur du champ de la négociation. Enfin, la CGT se montre discrètement soulagée: malgré des déclarations martiales, elle savait ne guère pouvoir tenir un mouvement cheminot en plein Euro 2016 de football. Philippe Martinez, le leader de la CGT, s’est d’ailleurs avoué content d’avoir parlé au premier ministre ce samedi…


3) Les cadres sont en porte-à-faux

Réunis hier lundi pour le pot de départ de Jacques Rapoport, à proximité de la gare du Nord, les principaux cadres dirigeants de la SNCF n’avaient guère le sourire. Nantis d’une consigne de silence sur le sujet, ils semblaient manifestement un peu sonnés par la brusque tournure des événements. Un niveau en-dessous, plusieurs cadres supérieurs ne retenaient pas leur désarroi, leur désillusion, voire leur fureur après les informations délivrées l’après-midi par Guillaume Pepy en téléconférence, eux qui sont nourris depuis deux ans au lait de la réduction des coûts et de la compétitivité. Plusieurs réunions «d’expression collective» ont eu lieu en début de soirée, dans une ambiance plutôt morose…


4) Guillaume Pepy a une semaine pour sauver la face

Jusqu’où ira la résilience de Guillaume Pepy? Pourra-t-il, d’ici lundi 6 mai, renverser la situation et convaincre le gouvernement de lui ménager une sortie de crise honorable par un deal global? Rien n’est moins sûr, dans l’état des finances actuelles et dans un calendrier si court, avec des ministres entièrement concentrés sur l’objectif de retour au calme dans le pays. A l’heure où nous écrivons, la crédibilité du président de la SNCF est fortement entamée par les décisions sociales du gouvernement et du président de la République, qui n’en semblent guère affectés: ils auraient même le nom d’un successeur en tête.


5) La recherche de gains de productivité et de meilleure compétitivité est singulièrement atteinte

Comment ne pas s’apercevoir que l’attractivité du mode ferroviaire est durablement affectée par le retour du RH077? Blablacar, Air France et les autocaristes peuvent se frotter les mains… Encore pire, les collectivités locales vont devoir soit payer plus, soit toucher substantiellement à l’offre TER ou Transilien. Quant aux opérateurs privés, qui sont allés loin dans les concessions au sein de l’UTP, ils retrouveraient un peu de couleurs devant l’ampleur de l’accord d’entreprise SNCF. Plus l’écart est fort entre la convention collective et l’accord d’entreprise, plus ils peuvent faire de différence avec les offres de Fret SNCF. A condition, toutefois, de ne pas sortir du marché par rapport à la route…


6) Le ferroviaire est à nouveau sacrifié par l’Etat

Le phénomène est sidérant: les Français aiment le train, le train est globalement écologique, son écosystème global est une garantie d’emplois non délocalisables, et malgré tout l’Etat persiste à nier sa part de responsabilité dans les déréglements répétés de l’économie ferroviaire. A une dramatique indécision sur plusieurs sujets de long terme (la consistance et l’état du réseau, l’offre TET, la concurrence…), succède aujourd’hui une décision d’opportunisme politique, aux relents mortifères.

Nous avons écrit il y a quelques semaines (lire Tempête ferroviaire) que la responsabilité managériale de Guillaume Pepy nous semblait engagée dans plusieurs défauts de performance industrielle qui affectent la SNCF depuis de nombreuses années. Mais depuis ce week-end, l’Etat prend une responsabilité autrement plus élevée dans l’aggravation de la crise ferroviaire française, déjà révélée par plusieurs accidents et des lacunes criantes: c’est le fragile équilibre financier de la SNCF qui est dramatiquement atteint, et par là-même son avenir en tant qu’entreprise nationale et internationale de premier plan. Si la SNCF est une France en réduction, alors il est cruellement logique qu’elle épouse la trajectoire mortifère de son pouvoir politique affaibli. G. D.


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