L’URGENCE DE l’ETAT. Comme si vous y étiez (ou presque)
C’était le 10 mai dernier, à l’Elysées Biarritz, une journée de débats à l’initiative de Mobilettre et Equancy, sur cette crise de l’Etat dont nous percevons chaque jour des signes plus prononcés.
Quand nous avons décidé d’organiser une nouvelle journée de débats sur la crise de l’Etat, à l’automne dernier, la situation était déjà passablement détériorée: à Notre-Dame-des-Landes ou à Calais, comme dans de si nombreux dossiers du ressort de l’Etat, l’indécision créait des remous compréhensibles. Depuis, tout est allé de mal en pis. Le sursaut civique consécutif aux attentats du 13 novembre a été emporté par une vague de contestations frontales qui finit de fragiliser un pouvoir historiquement impopulaire. A l’image d’une majorité de pays occidentaux, la conception d’un Etat modéré, inscrit bon gré mal gré dans une dynamique européenne libérale, est contestée sur sa droite par une exigence d’autoritarisme et la tentation nationaliste, et sur sa gauche par un mélange de retour à l’Etat providence pour ses travailleurs et de libertarisme écologique pour ses citoyens. En somme, les appareils d’Etats, crispés et lourds quand il faudrait de l’imagination et de la souplesse pour s’adapter aux nouveaux paradigmes de la mondialisation et du numérique, paient aussi le prix des atermoiements des politiques, bien en peine de tracer de nouveaux horizons.
Le premier mérite des débatteurs du 10 mai est d’avoir tenu une double ambition: celle d’analyser, au fond, les problématiques qui leur étaient proposées, et celle d’éclairer leurs remarques par des exemples pris dans l’histoire récente. Mobilettre et Equancy, organisateurs d’une journée sans parrains ni financeurs, offraient une tribune dénuée d’intérêts partisans, stratégiques ou commerciaux: les orateurs en ont largement profité.
Laurent Bigorgne, directeur de l’Institut Montaigne, et Thierry Pech, directeur de Terra Nova, ont donné le ton, en ouverture, par une brillante exploration des multiples facettes de la crise de l’Etat, crise de légitimité, de confiance et d’efficacité. Ils ont évoqué aussi bien les institutions que le sujet du statut des fonctionnaires et l’attractivité de la fonction publique, l’éducation, la décentralisation, l’acceptabilité politique et sociale des «réformes» – tout en prenant soin de distinguer ce qui était imputable à l’Etat et à ceux qui le représentent: «Ce n’est pas l’Etat qui est imprévisible, mais les responsables politiques», s’est exclamé Laurent Bigorgne, qui constate que «l’Etat ne sait plus donner envie; il ne sait pas s’intéresser aux gens». «Comment peut-on continuer à ne proposer aux fonctionnaires aucune gestion de carrière digne de ce nom?», a enchaîné Thierry Pech. Et si l’Etat faiblissait d’abord parce qu’il ne s’adapte pas assez aux nouvelles générations, soucieuses avant tout de projets et de management? Comment interpréter le parcours de ces jeunes issus des préparations à l’ENA, et qui ne veulent surtout pas y entrer?

Anne Barlet, Daniel Bursaux, Fanny Arav, Robin Rivaton.

Robert Zarader, Alain Bauer, Philippe Bilger, Jean-Yves Caullet.
Le député de l’Yonne Jean-Yves Caullet s’est lui aussi placé dans une perspective historique avec le remplacement du pacte féodal, où l’objectif du monarque est de durer, par le pacte républicain dont l’objectif est l’émancipation du citoyen. Dès lors, explique-t-il, celui-ci pourrait supporter lui-même un certain nombre de fardeaux et laisser l’Etat se recentrer et se consacrer aux fonctions régaliennes. A défaut, c’est la République qui s’affaiblit. Et de plaider pour une plus grande responsabilité de chacun, avec un appel en forme de supplique: «Nous ne sommes que vos représentants, aidez-nous à nous désintoxiquer de la parole qui déresponsabilise le peuple!» On en revient aux mots qui supplantent l’action…
Pas de doute, pour l’ancien magistrat Philippe Bilger, «moderniser les fonctions régaliennes, c’est une affaire de morale et d’intelligence». Si l’Etat est atteint dans son «cœur de métier» c’est sans doute du souvent à un manque de compétence de ceux qui l’incarnent: «Le pouvoir est incapable de faire une synthèse, comme si l’urgent était incompatible avec le lointain.» Pour lui, la crise de légitimité est aussi une crise de rectitude. Et de réclamer un «humanisme efficace».

Jean-Marc Janaillac, Sophie Mougard, Gilles Dansart, Mireille Faugère, Jacques Rapoport.
«Je souhaite partager un message d’optimisme: l’Etat est capable de prendre des décisions qui s’imposent», a enchaîné Jacques Rapoport, en instance de départ de SNCF Réseau. Mais il rajoute une condition: «Que l’entreprise arrive à mettre l’Etat en confiance. Ce qui n’est pas le cas pour SNCF.» Tirant les leçons de ses trois ans à la tête du gestionnaire d’infrastructures ferroviaires, Jacques Rapoport constate qu’il y a «une logique de management d’entreprise et une logique de gestion des finances publiques bien difficiles à concilier…» Le résultat, entre autres, d’un pilotage si difficile des stratégies de long terme, c’est un affaiblissement inédit des compétences techniques. «On a tout intérêt à redonner du lustre à nos jeunes techniciens», conclut-il, en forme de testament.
Sophie Mougard, dix ans à la tête du Stif, ne dit pas autre chose: «Les entreprises aspirent à de la stabilité et à de la visibilité pour asseoir leurs actions et leurs projets.» Et d’énumérer les attentes des partenaires de l’Etat, en matière de gouvernance et de contractualisation («La vertu du contrat amène deux parties à s’inscrire dans une perspective pluriannuelle et à rendre compte aux citoyens») et de fiabilité dans les co-financements. «Jusqu’où l’Etat doit s’assurer de la soutenabilité des financements des partenaires lorsque ce sont des collectivités locales?», s’interroge-t-elle.
Manifestement le manque de clarification de l’Etat pèse sur les acteurs. Ce serait le cas des lignes Grand Paris Express, pour lesquelles le découpage entre gestion de l’infrastructure et opérations d’exploitation «crée une situation difficile à gérer», selon Jean-Marc Janaillac. Où l’on en revient au choix initial de séparer les deux, alors que contrairement au ferroviaire, il n’y a aucun partage de l’infrastructure entre différents opérateurs…
Mireille Faugère, aujourd’hui conseillère à la Cour des Comptes, s’est voulue plus optimiste en relevant «des progrès sur la gouvernance et sur la transparence. On améliore ainsi l’efficacité des entreprises», a-t-elle plaidé, «je le vois dans les diagnostics de la Cour des comptes.» «La gouvernance est avant tout une question de réglage», insiste-t-elle, une façon de dire que le diable (ou le paradis) est dans les détails… AInsi l’effort produit pour imposer des comités de nomination ouverts, collégiaux, lui apparaît très important. Ce n’est pas Jean-Marc Janaillac, adoubé par le comité de nomination d’Air France, qui allait la contredire…

Hervé Mariton, Gilles Dansart, Gilles Savary.
Gilles Savary lui non plus ne fait pas dans la demi-mesure: «Les politiques encouragent cette conception de l’Etat prométhéen que les Français ont en tête.» Et de dénoncer, à nouveau, ces élus locaux incapables de courage et de rationalité dans les choix économiques, incapables de renoncer à la tentation de l’infrastructure à tout prix… Tout aussi grave, les lacunes de l’Etat actionnaire, arbitre et stratège: «J’ai du mal à savoir qui est l’Etat sur les sujets ferroviaires : le ministère? la SNCF ? les groupes de pression : les syndicats, Alstom, les élus locaux?» Toujours la confusion qui règne: «L’Etat est parfois contradictoire, quand c’est l’APE ou un ministère qui siège au sein d’une entreprise publique.» Et quand ce n’est pas la confusion, c’est le reniement de la parole publique. Ainsi sur deux principaux éléments de gouvernance de l’infrastructure ferroviaire: les contrats de performance et la règle d’or, institués par la loi de réforme ferroviaire il y a deux ans, toujours pas inscrits dans les faits.
Finalement, les deux députés s’accordent à dire que dans ce contexte, les autorités indépendantes ont quelques vertus. Hervé Mariton: «Je suis l’un des rares à droite à défendre les autorités indépendantes. Elles agissent dans le cadre de la loi.» Gilles Savary: «Je crois fortement dans le pouvoir des autorités indépendantes. Nous vivons une période de transition en France.»

Pierre Cardo, Frédéric Cuvillier, Gilles Dansart, François Goulard.
Dans la foulée, en conclusion, Gilles Dansart et Robert Zarader n’avaient guère de mal à souhaiter d’autres débats ouverts et sincères, susceptibles de trancher avec des échanges, ailleurs, trop convenus ou conventionnels…
Les six grands constats de la journée
Mobilettre a retenu six éléments marquants, transversaux de l’ensemble des débats.
L’appauvrissement de l’expertise et des compétences.
Jacques Rapoport a publiquement acté de l’évidence en matière ferroviaire, quand une majorité d’intervenants en soulignaient les conséquences néfastes pour les projets et l’efficacité des politiques menées… «Quand il n’y a plus de technique, il n’y a plus rien», dit-on parfois. Trop de penseurs, pas assez d’acteurs?
Les bénéfices de la contractualisation.
C’est Sophie Mougard qui en parle le mieux, après dix années passées à construire des relations normalisées entre entreprises et autorité organisatrice. Le contrat, un passage obligé pour résister à la confusion des genres et des rôles.
Les dégâts de l’annualité budgétaire.
Mireille Faugère en constate le caractère aujourd’hui inéluctable, mais les tripatouillages d’automne sur le budget annuel affectent les pérennités industrielles et les politiques de long terme. A mettre en parallèle avec les lourdes mécaniques des co-investissements. Quand la mécanique budgétaire devient un exercice en soi, au détriment des finalités économiques…
Le manque de sérieux et les tendances confuses.
Hervé Mariton a touché juste en ne s’abritant pas derrière des mots cache-misère: l’Etat manque de plus en plus de sérieux dans ses approches, ses engagements, ses expertises. Il en résulte, entre autres, des décisions si peu cohérentes, voire scandaleuses. Ou comment une célèbre ministre de l’Ecologie raye d’un trait de plume le vote unanime d’une Assemblée parlementaire…
L’impératif de la pédagogie.
L’Etat ne sait plus parler à ses enfants… «Le discours public est en incapacité d’expliquer la réalité de l’action publique!», s’exclame Alain Bauer. C’est si vrai: on gâche l’écotaxe par un déficit d’explication civique, on balance sur la table une loi El Khomry sans débat ni préparation de l’opinion. Quand les élites sont obsédées par la com d’image en oubliant la pédagogie de l’action?
Et toujours l’Allemagne…
Impossible d’échapper à l’habituelle comparaison, quand tant d’intervenants louent nos voisins à la fois si pragmatiques et stratèges. Le complexe reste inquiétant, alors que nous tentons en vain de valoriser nos propres réussites, comme la sortie de crise SNCM. Le contraste est prodigieux entre la défense instinctive et partagée du modèle français et un manque de confiance absolue dans nos démarches collectives. Mais ceci est une autre histoire. Un autre débat?
Quelques phrases à retenir
«Quand l’Etat n’est plus qu’une mythologie, la jeunesse est la première à s’en rendre compte»
Laurent Bigorne (Institut Montaigne)
«Pourquoi ne pas supprimer les corps pour satisfaire la mobilité des fonctionnaires ?»
Thierry Pech (Terra Nova)
«Le Bataclan, plutôt bien,
Saint-Denis, une honte, l’Hypercacher, une cata»
Alain Bauer, sur la sécurité publique pendant les attentats de novembre
«Le problème n’est pas une crise de moyens mais de compétences, de coordination et de talents»
Philippe Bilger
«On est dans une forme d’addiction, le pouvoir républicain n’est pas immunisé contre les démons du pouvoir monarchique»
Jean-Yves Caullet
«Il y a une perception du déclin mais les conditions de stress ne sont pas réunies pour le changement»
Robin Rivaton
«L’écotaxe, votée à l’unanimité par les deux chambres, a été victime de la lenteur de sa mise en œuvre»
Daniel Bursaux
«Il y a beaucoup de suspicion, une crise du sachant qui crée une crise de l’intérêt général»
Fanny Arav
«L’introduction du marketing et du commercial étaient nécessaires à la SNCF, mais cela s’est fait au détriment de l’expertise.»
Jacques Rapoport