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La guerre, tout simplement
Dans leur documentaire sur l’Ukraine «Des trains dans la guerre», l’écrivain Emmanuel Carrère et le réalisateur Lucas Menget font parler des femmes et des hommes. C’est sobre et puissant.
Cette semaine, au moment de choisir le sujet de cet éditorial, il n’y a pas eu photo. Nos sujets d’ici n’ont pas pesé lourd face aux récits de là-bas. C’est donc d’un film, plus précisément d’un documentaire, vu cette semaine à Paris en présence des auteurs, de l’ambassadeur d’Ukraine en France et de Jean-Pierre Farandou, PDG de la SNCF, dont nous avons envie de vous parler. Diffusé un mardi soir sur France TV à 23h50, il est heureusement encore disponible sur l’appli france.tv
Ce documentaire est remarquable car il raconte la dramatique banalité humaine d’une guerre sans jamais la montrer. Il se contente, et c’est une prouesse de résister aux commentaires, de recueillir des témoignages récoltés dans les trains et les gares proches du front, sans les contextualiser ni les «valoriser». La voilà, cette guerre impitoyable qui tue, estropie et sépare, qui révèle des femmes et des hommes dans leur si profonde humanité. Cette émouvante sobriété des récits est accentuée par des prises de vue sans artifices et servie par des arrière-plans débarrassés de la plupart des oripeaux de la «modernité» – à l’exception de quelques écrans digitaux.
Emmanuel Carrère et Lucas Menget n’ont dérogé qu’une seule fois à leur parti-pris «ferroviaire», quand ils ont suivi, quelle belle intuition, une femme cheffe d’entreprise devenue snipeuse et son fils de 19 ans dans leur appartement. Sinon, toutes et tous ont parlé si simplement, à bord d’une rame, sur un quai ou dans une salle d’attente, de leur vie chamboulée, du risque quotidien, de la haine des Russes, de l’arrière qui fait la fête et du vertige de la disparition.
On ne sait pas vraiment pourquoi, à quelques exceptions près, les installations ferroviaires ukrainiennes sont épargnées par les Russes – peut-être ne veulent-ils pas détruire les infrastructures essentielles d’un pays qu’ils cherchent à annexer. De par la mobilisation exemplaire des cheminots, les trains ukrainiens n’ont jamais été aussi à l’heure et aussi sûrs. Ils permettent aux couples de se voir 24 heures dans une gare, au gré des permissions, et à l’armée de convoyer ses matériels.
Ce documentaire est sobre également par son budget, autour de 200 000 euros – il n’aurait pu être réalisé sans le mécénat de la SNCF qui en a financé environ un tiers et qui, par ailleurs, multiplie les actions concrètes de soutien aux chemins de fer ukrainiens, malgré les incompatibilités techniques. C’est une raison supplémentaire pour le voir, et échapper aux pathétiques spectacles de la Maison-Blanche et aux approximations stratégiques des commentaires de plateaux. G. D.
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TRANSPORT PUBLIC
Transdev : la Caisse des Dépôts a accepté l’offre de Rethmann
Le calendrier de l’évolution du capital de Transdev s’accélère. Les trois instances représentatives du personnel (IRP) ayant rendu leurs avis les 11 et 12 mars, l’offre remise par le groupe Rethmann a, selon nos informations, été acceptée formellement par la Caisse des Dépôts le vendredi 14 mars. Elle consiste, rappelons-le, à une sorte d’inversion des participations : Rethmann monte de 32% à 66%, la Caisse descend de 68% à 34%, avec plusieurs dispositions «protectrices»: pas de synergie entre le groupe Transdev et le groupe Rethmann, pas de conséquences sur les emplois ni sur le siège à Issy-les-Moulineaux etc.
Prochaines étapes du processus : la levée des conditions suspensives, de la part des autorités compétentes dans chaque pays, dont l’accord en France de la Commission des participations et des transferts (puisque l’opération ressort d’un processus de privatisation par le changement d’actionnaire majoritaire) et celui du Ministère de l’Economie et des Finances. Epilogue prévu entre juin et septembre.
GOUVERNEMENT
Ambition France Transports : une conférence déjà sous pression
Les Transports veulent sécuriser des financements qui ne soient pas récupérables par Bercy, avant les probables emballements électoraux de 2027. Les lobbies se battent pour intégrer les groupes de travail. Le gouvernement a-t-il la puissance politique et la capacité d’ingénierie d’un grand événement fondateur pour les mobilités de demain ?
«Ambition France Transports» : on a connu titre plus engageant. Certes, il n’était guère d’actualité de faire de la conférence de financement des mobilités un grand événement public style Conférence citoyenne pour le climat – son issue forcément déceptive vu l’état des finances publiques aurait pu renforcer la posture démagogique de quelques partis. Mais de là à choisir un label techno aussi sexy qu’une robe de bure…
Passons : l’habit ne faisant pas le moine, cette conférence pourrait devenir ce que son appellation ne suggère pas, à savoir un moment créateur pour des mobilités qui foncent pour l’instant aussi sûrement dans le mur des impasses budgétaires que les Etats-Unis dans l’obscurantisme illibéral. Le ministre Philippe Tabarot, qui apprend plutôt vite et bien la politique en Ligue 1, en rêve : offrir aux uns et aux autres, au rail et à la route, aux collectivités et à l’Etat, des financements sécurisés pour l’entretien et la rénovation des réseaux. Tout particulièrement, il serait opportun de poser les bases des cycles post-concessions autoroutières, de façon à ce que de possibles/probables démagogies électorales à l’approche de l’élection présidentielle de 2027 ne fassent pas disparaître l’argent des péages – des dizaines de milliards d’euros. Avec une question latente : quel dispositif public pourrait être aussi protecteur qu’un contrat privé ?
Il faudrait aussi tant qu’on y est parer un autre risque de captation, cette fois-ci par Bercy qui aurait déjà mis la main pour son budget général sur les produits d’ETS, la nouvelle fiscalité écologique européenne.
En attendant, c’est plutôt la guerre de tous contre tous, ou de chacun pour soi, afin d’exister dans cette future conférence. A titre d’exemple, l’affrontement en début d’année entre les agglomérations et les régions sur la création du VMR (Versement Mobilité Régional) était davantage qu’une escarmouche, il a même créé de sous-dissensions parmi les régions elles-mêmes, entre celles qui le récupéreront, celles qui ne le veulent pas (Hauts-de-France, Paca, Aura, Grand Est…), et celles qui ne pourront pas le faire sur le budget 2025 pour des raisons de calendrier des délibérations. D’ici à ce que le dispositif ne soit pas renouvelé au PLF 2026…
Comment les différents lobbies seront-ils associés aux travaux de la conférence ? «Ils pourraient être auditionnés et incités à produire des contributions écrites», propose Anne-Marie Idrac, qui se réjouit d’avoir suggéré Dominique Bussereau comme président de la conférence. Composition restreinte, auditions larges, comme les commissions d’enquête parlementaires, qui ont fait leur preuve grâce à des membres compétents et reconnus.
Entre une impossible délibération citoyenne et une tribune trop convenue de discours pro domo, «Ambition France Transports» devra trouver la voie originale d’une conférence innovante et engageante pour l’avenir. C’est bien plus facile à dire qu’à mettre au point, mais c’est indispensable pour un secteur confronté à un risque de divergence de plus en plus forte entre la demande et les offres, aussi bien en volume qu’en niveau de décarbonation.
ILE-DE-FRANCE
RER E : pourquoi ça patine
Indulgence et mansuétude ? Chacun sait qu’en matière de transport public le déverminage des nouvelles rames et l’apprentissage des règles d’exploitation prennent quelque temps. Mais depuis plusieurs mois, de trop nombreuses irrégularités mettent à rude épreuve la patience des voyageurs du RER E prolongé à l’ouest, et nourrissent désormais leur incompréhension : une ligne nouvelle et un matériel neuf, mais des journées noires (à moins de 50% de taux de régularité !) et un taux moyen de régularité entre le 15 décembre et le 3 mars à 87,18% (contre un objectif à 93%). Et après deux bonnes semaines en février, ça ne s’arrange manifestement pas depuis la rentrée des vacances.
Que se passe-t-il ?
Comme souvent, c’est une accumulation de causes qui est à l’origine de ces mauvaises statistiques de production. Mais selon les informations que nous avons pu recueillir, les problèmes liés aux nouveaux matériels RER NG, introduits progressivement en remplacement des MI2N, sont bel et bien les premières causes d’irrégularités. Surtout, ils provoquent les désordres les plus contrariants pour les voyageurs, notamment à la suite de plusieurs enrayages qui ont interrompu les circulations: 314 000 voyageurs impactés le 14 janvier entre La Défense et Nanterre, 254 000 le 18 février, pour en citer deux des plus marquants.
Les spécialistes de Transilien ont identifié l’origine principale de ces enrayages : une volumétrie de graissage trop importante due à des buses d’éjection trop grosses sur les rames RER NG. «Déjà en 2013 avec la NAT, il y avait eu de tels problèmes de graissage sur Paris-Saint-Lazare, se souvient un expert auprès de Mobilettre. La cohabitation avec le parc de Z6 400 avait été difficile. Pourquoi ne pas avoir anticipé la situation cette fois-ci ?»
Selon nos informations, SNCF Voyageurs a décidé d’interrompre la mise en service des nouvelles rames RER NG pour faire diminuer les causes matérielles d’irrégularités. Les buses défaillantes d’Alstom n’expliquent en effet pas tout : la fiabilité des RER NG est globalement encore insuffisante.
Quelles sont les autres causes ? Très peu de «causes 100% GI», à savoir due à l’infrastructure de transport elle-même, mais une succession d’incidents (fuite d’eau dans un poste de circulation, dérangements d’un système de désenfumage), d’erreurs d’exploitation, de signaux d’alarme intempestifs et de bagages oubliés. Transilien met les bouchées doubles «en matière de finesse des gestes métiers dans l’appropriation» : mieux maîtriser les scénarios d’exploitation dégradée, mieux anticiper les situations potentiellement difficiles (notamment sur la paire de voies unique entre la Porte Maillot et La Défense), fluidifier les flux d’entrées/sorties des rames etc.
La pause dans l’incorporation des RER NG (aujourd’hui 36 rames sont en circulation sur les 98 prévues) va-t-elle amorcer une amélioration de la régularité ? En toute logique, oui, mais il va bien falloir affronter au plus vite le problème de la fiabilité pour la suite. Car de très nombreux voyageurs se détournent déjà de la ligne E pour rejoindre La Défense et Nanterre, alors qu’elle devait décharger le RER A et les lignes L et U. C’est ballot.
DEVELOPPEMENT
Fret ferroviaire: la cata en 2023, l’espoir avec Ulysse
Il s’est un peu fait attendre mais sa mise au point n’a quand même pas duré vingt ans… Le rapport Ulysse Fret, résultat d’une collaboration pilotée par la DGITM avec SNCF Réseau et l’Alliance 4F, vient de sortir très opportunément, quelques semaines avant la tenue de la conférence de financement (lire ci-dessus). Le secteur du fret ferroviaire est prêt: 4 milliards d’investissements sur dix ans. Consciente de l’état des finances publiques, l’Ailliance 4F prend soin d’ajouter deux recommandations: «Sécuriser les financements sur le long terme, en garantissant une visibilité sur les ressources financières et humaines nécessaires, assurer une gouvernance transparente et efficace, afin de respecter les échéances et de coordonner les efforts des différents acteurs.»
Le moment est décisif car le fret commence juste à se remettre d’une année 2023 extrêmement délicate, marquée par des grèves qui expliquent en grande partie la chute de sa part modale: 8,6% selon le rapport 2023 de l’Autorité de régulation des transports (ART).
Les préconisations d’Ulysse Fret s’articulent autour de cinq grandes actions:
– la régénération des installations existantes avec un accent particulier sur la préservation et l’amélioration des lignes capillaires essentielles pour les territoires,
– la modernisation du réseau ferroviaire avec notamment l’augmentation des capacités et le rehaussement des gabarits,
– le développement du transport combiné,
– la digitalisation pour améliorer notamment l’expérience clients,
– une planification à long terme, avec un calendrier final des actions prioritaires pour un déploiement progressif jusqu’en 2032.