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Marge ou crève ?
A la veille d’un mouvement de grève dont l’importance réelle pourrait être inversement proportionnelle au bruit médiatique qui l’a précédé, la SNCF et l’Etat tiennent bon sur la trajectoire suivie depuis la loi de 2018 : une entreprise profitable pour partager la valeur et résister à la concurrence.
Les chefs de bord TGV sont-ils des corpos égoïstes ou des avant-gardistes ? Nous ne posons pas la question par goût d’une simplification excessive ou par irrespect des mobilisations sociales, mais tout simplement parce que nous avons un doute. La récurrence de leur mobilisation ces dernières années, au demeurant assez isolée dans l’entreprise, est-elle le résultat de leur management insuffisant au sein de SNCF Voyageurs ou le symptôme d’une résistance d’une partie du corps social de l’entreprise à la stratégie suivie depuis la loi de 2018 ?
Le doute s’amplifie à la lecture de deux prises de parole du PDG Jean-Pierre Farandou, à l’attention des salariés mardi dernier (lire ici) puis dans Les Echos ce vendredi 2 mai (lire ici). A quelques semaines ou quelques mois de son départ, il saisit l’occasion pour défendre à la fois sa stratégie et celle de son actionnaire l’Etat : l’assainissement des comptes, la création de valeur et son partage avec les salariés, le tout afin de résister à la concurrence.
D’une certaine façon on comprend que le déchaînement médiatique depuis deux mois l’oblige à de telles sorties, d’autant que la sienne est proche et l’incite à garder la tête haute au regard d’un bilan en bien des points positif depuis cinq ans et demi. Mais cela induit mécaniquement à «nationaliser» un enjeu qui aurait peut-être pu être circonscrit à un meilleur management des ASCT.
Le conflit social de ce début mai est paradoxal à plus d’un titre. Jean-Pierre Farandou et une bonne partie des syndicalistes défendent une forme d’unité cheminote, contre les tentations centrifuges auxquelles pourraient mener l’atomisation du système ferroviaire et l’évolution de SNCF Voyageurs. Mais Sud-Rail et la CGT n’ont pas voulu résister à soutenir des revendications catégorielles, chacun à sa façon (lire ci-dessous), de façon à contester plus largement la stratégie… générale, c’est-à-dire, pour faire simple, l’ouverture à la concurrence qui impose de réduire les coûts.
Jean-Pierre Farandou a travaillé à rester sur une ligne de crête, qui consiste à redistribuer suffisamment de valeur pour satisfaire les cheminots sans pour autant obérer la recherche de productivité et la capacité d’investissement du groupe. C’est difficile, la ligne de crête – on se souvient de l’invraisemblable lâchage de Bruno Le Maire et Gabriel Attal, il y a un an, quand il avait négocié l’accord sur les fins de carrière. Alors, marge ou crève ? Marge ou grève ? G. D.
Pas de perturbations majeures sur le réseau ferroviaire lundi prochain
Alors que les D2i (déclarations individuelles d’intention) peuvent être effectuées au plus tard 48 heures avant la date du préavis de grève (donc jusqu’à demain samedi), à l’heure où nous bouclons, ce vendredi après-midi, les taux de grévistes pour la journée du 5 mai à l’appel de la CGT n’étaient pas susceptibles d’engendrer des perturbations sur le réseau Grandes Lignes, selon nos informations. Rappelons que ce préavis concerne aussi bien les ADC (agents de conduite) que les ACST (contrôleurs), jusqu’à mercredi soir, la suite devant être décidée en Assemblées générales selon la terminologie habituelle.
Dans ces conditions de faible mobilisation, la CGT décidera-t-elle d’unir ses forces à celles de son concurrent dans la radicalité Sud-Rail ? C’est assez peu probable. Le préavis de ce dernier, qui avait soutenu le CNA, le collectif des contrôleurs, débute vendredi 9 mai jusqu’au 11 mai, c’est-à-dire la date de retour du pont du 8 mai. La CGT n’avait pas rejoint Sud-Rail pour ne pas donner l’impression qu’elle soutenait les collectifs ou coordinations qui ne ménagent pas leurs critiques envers les syndicats «établis». Il serait donc surprenant que le syndicat dirigé par Thierry Nier embraye vendredi 9 mai, laissant ainsi Sud-Rail et le CNA seuls face à l’impopularité d’un mouvement bloquant possiblement des trains de retour du pont du 8 mai. Bref, après des semaines d’extrême dramatisation médiatique, le pire n’est pas encore sûr.
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ILE-DE-FRANCE
La ligne L reste chez Transilien
Jean Castex n’a pas vaincu la SNCF… Ou plutôt, malgré de gros efforts, RATP CAP Ile-de-France s’est incliné devant SNCF Transilien, qui continuera donc à exploiter la ligne L, qui va de Paris Saint-Lazare à Versailles-Rive-Droite, Saint-Nom-la-Bretèche et Cergy-le-Haut. Ile-de-France Mobilités (IDFM) vient en effet de pressentir l’opérateur ferroviaire national comme exploitant pour une durée, selon le document d’AAPC (avis d’appel public à concurrence), entre 124 et 148 mois, y compris seize mois minimum de préexploitation. Ce choix sera soumis au vote du conseil d’administration d’IDFM le 20 mai prochain.
C’est probablement un soulagement pour SNCF Voyageurs puisqu’il s’agit de la première ligne de train francilienne soumise à DSP (délégation de service public). Une défaite aurait probablement affecté Transilien et tendu les relations sociales, d’autant qu’avec 297 000 voyageurs quotidiens, la ligne L représente 8,7*% du réseau aujourd’hui exploité par Transilien (5,6% en trains.kilomètre).
L’actuel/futur exploitant devra continuer à améliorer la régularité de l’exploitation des trois branches de la ligne, tout en augmentant sa performance économique – on ne sait pas encore à quel prix Transilien a décroché le lot, ce qui donnera une indication précieuse pour la suite des allotissements ferroviaires en Ile-de-France.
ANALYSE
Violences motorisées : le rapport qui ne va pas jusqu’au bout
Consécutive à la mort d’un cycliste volontairement écrasé par un conducteur de SUV, la mission consacrée aux violences sur la route propose des mesures innovantes, sans vraiment avoir le courage de traiter la « road rage ».
Le grand oral avait bien commencé. Le 29 avril, face à 180 élus, consultants, responsables associatifs, rassemblés à l’Hôtel de ville de Paris par le Réseau vélo et marche (RVM), Emmanuel Barbe présente son rapport destiné à « prévenir les violences et apaiser les tensions pour mieux partager la voie publique », remis la veille au ministre Philippe Tabarot. La mission fait suite à la mort de Paul Varry, 27 ans, délibérément écrasé par le conducteur d’un SUV, en octobre dernier, sur une piste cyclable parisienne.
La voie est étroite, et celui qui fut délégué interministériel à la sécurité routière (2015-2020) lors de l’épisode des 80 km/h, le sait : « C’est un sujet concernant, car tout le monde est protagoniste de la voie publique. On a beau argumenter, si votre interlocuteur a une opinion au départ, il n’en changera pas ».
Le rapport ressemble à un prétexte pour aborder des sujets certes quotidiens mais souvent négligés : les incivilités et petites infractions, ou le partage de la voirie, enjeux que l’auteur fait remonter au retour du vélo comme moyen de déplacement, « depuis une vingtaine d’années ». Un retour de bâton est possible, prévient-il : « Les élus locaux pensent que les cyclistes ne méritent pas ce qu’on a fait pour eux, ne comprennent pas les efforts que cela implique », assure Emmanuel Barbe, oubliant sans doute qu’aucun usager ne dit jamais « merci » : ni les gens qui empruntent les trains et tramways, ni les automobilistes pour lesquels on construit des rocades et des autoroutes.
Des 200 suggestions recueillies lors de l’audition de plus de 220 spécialistes, l’auteur a retenu 40 recommandations, que le ministre s’est engagé à examiner dans les deux mois.
« Il fallait que chaque mesure réponde au sujet », explique doctement Emmanuel Barbe, en livrant un exemple : « Beaucoup d’interlocuteurs me demandaient d’imposer le port du casque à vélo. Cela ne m’aurait pas gêné, mais n’avait aucun lien avec la pacification de l’espace public, et la recommandation a donc été abandonnée. Ceci me rend plus sympathique à vos yeux, mais je ne l’ai pas fait pour ça ».
Les propositions, passées au filtre de « l’acceptabilité sociale » et coûtant de préférence « zéro euro », portent pêle-mêle sur l’introduction, dans l’examen du permis de conduire, d’une sensibilisation à l’usage du vélo, la transformation des panonceaux « tourne-à-droite » (dits «M12») en véritables panneaux, l’harmonisation nationale de la couleur des pistes cyclables (jugée inutile et coûteuse par les élus) ou la mutation du Code de la route en « Code de la voie publique », car « la loi a une dimension performative ».
Les deux co-présidentes du RVM, Françoise Rossignol et Chrystelle Beurrier, applaudissent : « Nos propositions ont été entendues ». Comme les élus, la Fédération française de cyclotourisme constate avec « satisfaction », « la nécessité de maintenir une dynamique positive en faveur des aménagements ». La FUB salue elle aussi « la qualité des échanges et des travaux » et « se réjouit de la faisabilité à court terme » des recommandations.
Les militants de longue date sont ravis de lire noir sur blanc, dans un document officiel rédigé par quelqu’un qui ne passait pas pour un partisan du développement de la bicyclette, les analyses qu’ils partagent depuis longtemps. Alors que selon un recensement de la FUB (Fédération des Usagers de la Bicyclette), les violences verbales et physiques sont le fait dans l’immense majorité d’un homme, le rapport indique « prendre acte que ce sont les femmes qui conduisent le mieux » et propose la formation des moniteurs d’auto-école aux « stéréotypes de genre ».
La mission s’est même donnée la peine de visionner 54 publicités automobiles pour y observer comment les usagers vulnérables y sont représentés, ce qui a confirmé que les véhicules vantés par les publicitaires « évoluent dans un monde dépourvu ou presque de piétons, et sans cycliste ».
Mais dans ce catalogue, il manque une figure, celle du conducteur de SUV pressé, qui le 15 octobre dernier, agacé de perdre quelques secondes dans un embouteillage en pleine ville, a cru bon d’emprunter une piste cyclable et de rouler sur le pied d’un cycliste, avant, dans un accès de colère noire, de transformer son engin de 2,3 tonnes en arme létale. Alors que plusieurs élus témoignent des réticences de l’Etat à installer des radars contrôlant les 30 km/h en ville, le haut fonctionnaire se fâche : « Il faut faire attention à rester dans la mesure. Si on pose trop de radars, on aura une population qui perdra tous ses points sur son permis de conduire ». Contrairement à ce que proposaient les associations, Emmanuel Barbe refuse aussi la confiscation, ne serait-ce qu’une semaine, des véhicules des conducteurs détectés comme dirigeant leur violence contre les autres usagers. « Comment les gens amèneront-ils leur enfant à l’école ? », ose le haut fonctionnaire devant une assemblée composée de personnes qui prônent justement l’essor d’un mode de transport alternatif. Dans la foulée, l’ancien délégué à la sécurité routière rappelle curieusement que la France « a coupé la tête à un roi, et on a eu les Gilets jaunes ».
Pour Louis Belenfant, délégué du Collectif vélo Ile-de-France, le rapport « passe à côté de son sujet ». Alors que « le gouvernement se montre très attaché à l’ordre et à la sécurité, comme le montre la loi sur la sécurité dans les transports, il ne va pas jusqu’au bout et ne prend pas en compte l’insécurité des usagers vulnérables de la voie publique ». Selon lui, les pouvoirs publics « ont peur de la minorité d’automobilistes qui se comportent de manière violente ».
Les ventes de vélo en berne
L’industrie du vélo voudrait vendre davantage, mais oublie que ses clients sont d’abords des usagers
La semaine précédente, les chiffres de l’USC (Union sport et cycle) confirmaient la baisse (-8,3%) du secteur du vélo en 2024. Le marché (3,2 milliards) ressemble désormais à celui de l’automobile : les plus riches achètent des vélos neufs à des prix élevés (609 euros en moyenne pour un modèle non électrique contre 370 en 2019) et les autres se procurent des vélos reconditionnés (+9% en 2024) ou ont recours à la réparation (main d’œuvre +4,3%). Même les constructeurs se demandent si le vélo neuf ne va pas devenir une niche de luxe. « On a fabriqué 40 000 vélos en 2024 », confie Greg Sand, cofondateur de la marque Moustache, « et on n’est pas d’accord entre nous dans la boîte. Certains disent qu’on en fera 60 000 en 2025, les autres pensent qu’on ne dépassera pas 45 000 ».
Espérant sortir de l’ornière, les assembleurs et les distributeurs réclament « un Plan vélo, des aménagements cyclables, des aides à l’achat sans condition de revenu ». L’USC a calculé que l’Etat avait versé en 2024 « 1,5 milliard d’euros en primes à la voiture électrique, et 29 millions pour l’aide à l’acquisition d’un vélo ». Les perspectives d’un prochain Plan vélo demeurent toutefois plus qu’incertaines : outre la situation budgétaire, la FUB et le RVM sont mécontents de ne pas avoir été conviés à la séance d’ouverture de la conférence de financement à Marseille (lire ci-dessous).
L’industrie semble pour sa part oublier un acteur : les usagers. Lors de la présentation des chiffres devant un parterre de professionnels, le baromètre-vélo, auquel on peut répondre jusqu’au 2 juin, n’a pas été évoqué une seule fois. Pourtant, la participation de dizaines de milliers de répondants avait contribué, en 2017, puis les années suivantes, à l’intérêt du pouvoir politique pour ce moyen de déplacement.
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RENDEZ-VOUS
Conférence de financement : le fret ferroviaire est prêt
L’association 4F qui regroupe les acteurs du secteur insiste sur les investissements nécessaires à une croissance durable et pérenne des trafics ferroviaires de marchandises, validés depuis plusieurs années par les différents travaux menés avec l’Etat (stratégie nationale de développement du fret ferroviaire, projet Ulysse Fret).
Seront-ils entendus ? Alors que l’Etat insiste sur les premiers objectifs de la conférence de financement des mobilités qui s’ouvre ce lundi à Marseille (honorer les engagements déjà pris, enrayer la dégradation des infrastructures, aboutir à un système de financement pérenne), les croisés de 4F rappellent opportunément qu’ils cochent toutes les cases d’une telle matrice. Des concertations et des travaux en commun exemplaires depuis plusieurs années, un programme d’investissements clair et raisonnable (Ulysse Fret), et des bénéfices aussi bien pour les territoires que pour la décarbonation des transports. L’argumentaire est convaincant.
Mais les professionnels du fret, pour avoir connu bien des désillusions dans le passé, savent qu’il ne faut pas s’en contenter : il s’agit aussi de déjouer les éventuelles tentations de gagner du temps, un temps que le secteur n’a pas face à la concurrence de la route et aux impératifs des chargeurs. Dans un document que Mobilettre s’est procuré, ils insistent donc clairement sur les conditions de confirmation des engagements :
- capitaliser sans attendre sur la trajectoire d’investissement pour le fret ferroviaire 2023-2032 définie dans le cadre du programme Ulysse Fret ;
- ne pas conditionner les 4 milliards d’investissements du programme Ulysse Fret annoncés par le gouvernement à l’obtention de co-financements aléatoires ou, à défaut, préciser le tour de table ;
- inscrire les 4 milliards d’investissements en faveur du fret ferroviaire dans une loi de programmation pour donner la visibilité indispensable aux entreprises et investisseurs du secteurs.
L’association 4F présidée par Raphaël Doutrebente ne se contente pas d’appeler la puissance publique à respecter ses engagements, elle promeut aussi des «véhicules et schémas» favorisant le recours à des investissements public/privé pertinents (plateformes multimodales, contournement des nœuds ferroviaires) qui ne figurent pas dans Ulysse fret, et une amélioration des dispositifs CEE (certificats d’économie d’énergie). Enfin, elle revient sur une nécessité dont on ne comprend toujours pas pourquoi elle n’est pas formalisée dans la loi, celle de s’interroger sur les embranchements ferroviaires potentiels lors de la création ou de l’agrandissement d’une zone activité logistique ou économique.
La volonté des adhérents de 4F d’être constructifs, à savoir, pour faire simple, d’aller au-delà de la demande de subventions et au contraire de s’engager sur des logiques de valorisation des bénéfices socio-économiques et d’évaluation des risques, sera-t-elle reprise au bond par un Etat ? Ce dernier ne manquera pas de remarquer le soutien toujours très majoritaire, voire unanime, au fret ferroviaire des Français qui n’aiment guère les camions sur leurs routes. Au demeurant, la note de 4F finit sur un rejet net et sans ambiguïté de l’électrification des autoroutes, «une ineptie. La création d’un tel réseau autoroutier électrifié, au-delà du coût de réalisation de l’infrastructure, entre directement en concurrence avec un autre réseau déjà existant et en grande partie électrifié : le réseau ferroviaire, qu’il faut sécuriser. Au-delà du coût considérable pour la société, une alternative concurrente visant à électrifier les autoroutes serait absurde.» Electrifiées ou pas, les autoroutes vont bel et bien faire la une de cette conférence de financement.
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COMMENTAIRE
On attendra les résultats
Le programme de la conférence des financements est désormais connu : un lancement à Marseille lundi prochain, puis trois réunions au Cese (le 20 mai), à Bercy (le 26 mai), et au ministère des Transports le 23 juin, avant un séminaire de convergence (sic) début juillet.
L’intention initiale est aussi louable et respectable que l’engagement des parties prenantes à participer à une clarification des financements. Car au-delà du différentiel entre les besoins exprimés et la capacité de la Nation à mobiliser des ressources, c’est aussi l’ingénierie parfois kafkaïenne des procédures et des modèles qui est en cause.
En osant réduire son ambition à assurer la réalisation des engagements plutôt qu’à faire de nouvelles promesses, comme tout exécutif est tenté de le faire, le gouvernement s’inscrit dans le contexte très tourmenté des finances publiques hexagonales. Pourra-t-il sur cette base de départ faire converger les acteurs, alors qu’il est politiquement affaibli à l’image de son Premier ministre, en sursis jusqu’au PLF de l’automne ? La très délicate question de la suite des concessions autoroutières sera probablement l’un des marqueurs d’une conférence qui devra trouver son style, entre contributions publiques et interventions d’experts. Ni conférence citoyenne, ni ghetto de technocrates, ni tribune politique: le défi est considérable.