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Complaisance
On peut respecter un ancien Premier ministre sans lui faire docilement allégeance. Manifestement la plupart des parlementaires ont renoncé à leur devoir de vigilance et de pertinence.
Deux auditions article 13 devant les Commissions parlementaires, deux promenades de santé matinales pour le candidat Jean Castex à la présidence du groupe SNCF. Résultat chiffré : 83 votants, 16 bulletins blancs, 60 voix pour, 7 voix contre. Le grand chelem n’était pas loin, les thuriféraires opportunistes sortent leurs encensoirs. La voie est dégagée pour une prochaine nomination, début novembre (lire aussi ci-dessous).
Mobilettre a déjà chroniqué la performance de Jean Castex devant les sénateurs, la semaine dernière (lire Mobitelex 504). Nous vous épargnons celle de mercredi devant les députés, qui ne fut guère plus féconde.
La complaisance des parlementaires d’à peu près tous les partis politiques ne laisse pas de nous étonner. Nous avons déjà relevé l’incroyable parti pris du président de la Commission sénatoriale Jean-François Longeot. Son homologue de l’Assemblée nationale, Sandrine Le Feur, a rivalisé : «Cette séance est passionnante», s’est-elle exclamée pour s’excuser d’interrompre Jean Castex qui multipliait les digressions désordonnées. Tous ont adopté le récit performatif de l’ancien Premier ministre : mon bilan à la RATP est formidable et je suis prêt pour la SNCF.
Prêt pour quoi ? Pour quel projet, quel management, quelle gouvernance ?
Certes, Jean Castex a réinsisté, et c’est tant mieux, sur les défis primordiaux du réseau, de la capacité et du service au quotidien. Pour le reste, c’était plutôt inconsistant, limite Café du Commerce, y compris parce que chaque député voulait poser sa question et la faire figurer dans le 16 pages en couleurs de son compte-rendu de mandat.
La remise en cause de la concurrence («Je suis quelqu’un de très pragmatique, ce n’est pas pour moi une religion», a-t-il avoué) n’a pas été relevée, alors même que ladite concurrence découle des engagements de l’Etat dont il fut l’un des premiers personnages. Même passivité des parlementaires après une très étonnante tirade sur l’identité de la RATP que cette ouverture remettrait en cause : «ça compte l’identité, ça compte pour la France, ça compte pour l’entreprise, ça compte pour tout.» A ses côtés le rapporteur Rassemblement national jubilait.
Jean Castex s’apprête donc à prendre la tête d’un groupe sans feuille de route de son actionnaire. Voudra-t-il laisser une empreinte personnelle et durable, et comment ? Avec un cabinet renforcé ? Sa future directrice de cabinet s’appelle Lucie Ruat (HEC, ENA, Inspection des Finances), elle est actuellement directrice d’établissement TGV Paris Sud-Est Rhône-Alpes et fut précédemment directrice de cabinet de Christophe Fanichet, PDG de SNCF Voyageurs. Chamboulera-t-il le top management de la SNCF ? Se contentera-t-il de parler aux élus et aux télés, et de réclamer des milliards à Bercy ? Touchera-t-il au périmètre du groupe ? Nul ne le sait vraiment, faute de questions précises et circonstanciées.
Le parlementarisme c’est bien, encore faut-il des parlementaires à niveau. Ils ne le sont pas tous, loin de là.
G. D.
Déontologie, la dernière étape
Lors de son audition au Sénat, la semaine dernière, Jean Castex a révélé que la HATVP s’était déclarée incompétente sur son transfert. Du coup, il a annoncé saisir «la commission de déontologie de la SNCF (sic)» à propos des déports qu’il propose de s’imposer.
Cette Commission n’existe pas. La Commission de déontologie du système ferroviaire, elle, existe bel et bien mais n’est pas compétente pour examiner un tel transfert – elle n’a d’ailleurs pas été saisie. Alors ?
Un «comité éthique groupe», organe collégial consultatif, existe depuis plus de dix ans au sein de la SNCF ; il est composé de 14 membres, des cadres dirigeants du groupe. En cas de sollicitation sur des sujets sensibles, un «sous-comité» plus restreint se réunit afin d’émettre des avis et des recommandations. Selon nos informations il a été saisi lundi dernier, le 20 octobre.
Du fait de la défaillance de la HATVP, voilà donc des cadres dirigeants de la SNCF chargés de se prononcer sur les déports de leur futur patron, proposé par le Président de la République et validé par le Parlement. On va dire que c’est original.
Selon toute probabilité, c’est au cours de la première semaine de novembre que le conseil d’administration de la SA SNCF installera Jean Castex à sa tête. Une nouvelle séquence commencera, d’autant plus intéressante à suivre qu’elle révélera enfin les intentions stratégiques du nouveau PDG. Les compteurs sont remis à zéro.
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ANALYSE
Fret SNCF, ne pas réécrire l’histoire
Devant les députés le candidat Castex a répété sa version très personnelle du plan de discontinuité appliqué à Fret SNCF : «En tant que Premier ministre j’avais obtenu le retrait des plaintes, et donc je m’étonne qu’il s’en soit suivi un plan de discontinuité».
Feint-il d’ignorer la réalité du dossier ? Certes il a obtenu, à coups de pressions à la limite de la régularité, que les opérateurs privés retirent leurs plaintes devant la Commission. Mais ce n’est pas parce que ces plaintes disparaissaient que la matérialité de l’illégalité des aides d’Etat, elle, avait disparu. C’est donc tout naturellement que Bruxelles a poursuivi ses procédures et conduit le gouvernement d’Elisabeth Borne, avec Clément Beaune comme ministre des Transports, à négocier plutôt qu’à laisser accroire à tous les acteurs qu’une longue procédure devant la Cour de justice européenne serait salvatrice.
Ce choix politique de sauver ce qui pouvait l’être (rappelons le sévère démantèlement d’Alitalia pour les mêmes raisons d’aides d’Etat) était courageux, après tant d’années pendant lesquelles, sciemment, tous les gouvernements successifs ont préféré apporter des aides qu’ils savaient illégales plutôt que d’affronter la réalité juridique du dossier et le défi du sauvetage industriel. Mais manifestement, Jean Castex préfère écrire une histoire alternative auto-élogieuse et faire passer ses successeurs pour des capitulards ou des Munichois.
NOMINATION
Marie-Ange Debon, auditions sous pression
Ouf… Propulsée candidate à la présidence de La Poste en quelques heures, Marie-Ange Debon n’est pas passée loin de prendre la porte en quelques minutes après ses auditions devant les Commissions parlementaires des affaires économiques. Résultat des votes le 21 octobre : 33 pour, 36 contre, 8 blancs ou nuls. Rappelons qu’une majorité de 2/5 des suffrages exprimés suffit à valider le candidat pressenti par l’Elysée.
Deux sujets chauds ont fragilisé sa candidature, en plus de ses hésitations oratoires : l’accord entre Colissimo et le chinois Temu, qu’elle a assumé, malgré les critiques des parlementaires et l’incompréhension d’une partie de l’opinion, et son refus de plafonner la rémunération des dirigeants du groupe La Poste dont l’Etat ne possède que 34% (La Caisse des Dépôts est majoritaire à 66%).
Dans la foulée du vote des parlementaires, le conseil d’administration de La Poste a installé Marie-Ange Debon à sa tête. Christelle Villadary assure quant à elle l’interim de la présidence du directoire de Keolis.
ACCIDENT
Lisbonne, le câble était prématurément usé
Suite au dramatique accident du funiculaire de Gloria en septembre dernier (16 morts, 20 blessés), le bureau d’enquête sur les accidents aériens et ferroviaires portugais (GPIAAF) a produit un rapport préliminaire sévère pour Carris, la société publique qui gère les funiculaires, les bus et les tramways de Lisbonne. Le câble qui reliait les deux cabines s’est déconnecté de la cabine située en hauteur, probablement pour des raisons d’usure prématurée – il ne correspondait pas aux normes.
Le patron de Carris et l’ensemble du conseil d’administration de Carris ont aussitôt démissionné – pas question de reporter la responsabilité sur le sous-traitant chargé de l’entretien du funiculaire. L’exploitation des funiculaires lisboètes est suspendue a minima jusqu’à la mise en place d’une boucle de sécurité de freinage : la brutale rupture du câble a rendu inefficaces les freinages d’urgence déclenchés par le conducteur, du fait de la vitesse prise par le véhicule chargé de passagers.
STRATEGIE
Eurostar prépare la prochaine décennie
En commandant cette semaine à Alstom trente nouvelles rames (+ vingt en option), Eurostar envoie un signal clair aux multiples concurrents qui entendent venir sur ses marchés, y compris le Transmanche: nous nous donnons les moyens de développer nos trafics après 2030. Le parc matériel roulant de l’entreprise pourrait en effet atteindre à terme 67 unités (50 nouveaux Avelia Horizons et 17 e320 actuels), ce qui représenterait une croissance de 30%, et, se félicite Alain Krakovitch, président d’Eurostar Group, «le passage à terme de 20 millions de voyageurs annuels à 30 millions». Le choix ds rames à deux niveaux augmente en effet le nombre de places à 540 par rame de 200 mètres, soit 1080 places en UM.
On n’est pas encore là, car même si Alstom maîtrise la fabrication de ces Avelia qui devront être compatibles avec les systèmes et les alimentations des cinq pays traversés par Eurostar, des retards ne sont jamais à exclure. En outre, Eurostar, qui a baptisé cette nouvelle flotte Celestia, va s’atteler à améliorer l’expérience voyageurs, notamment sur un segment haut de gamme de plus en plus prisé. C’est dans les prochaines années que seront dévoilés livrée, design et services, avec des «surprises». Le ferroviaire confirme son appétence pour le teasing.
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MOUVEMENT
Stéphanie Rismont quitte la SNCF
La directrice de la Communication et de la Marque de la SNCF, Stéphanie Rismont, va quitter l’entreprise après six années passées auprès du PDG Jean-Pierre Farandou. Une décision de vie, a-t-elle confirmé à Mobilettre, après plusieurs postes très exigeants: directrice de la communication de Danone, conseillère communication et presse de la ministre du Travail Nicole Pénicaut, et donc la direction de la com de la SNCF, dont il n’est pas nécessaire de rappeler qu’elle ressemble à une gestion de crise permanente, et qu’elle a dirigée dans un esprit collégial.
Elle a tout particulièrement travaillé au positionnement d’arbitrage et d’impact stratégique de son PDG Jean-Pierre Farandou, chargé de mettre en œuvre la grande réforme de structure de 2019. Probablement au sein d’une structure de conseil Stéphanie Rismont se fixe désormais comme ambition d’accompagner de jeunes communicants dans leurs parcours.
A LIRE
Roland Bonnepart, un cheminot heureux
C’est sa préfacière Anne-Marie Idrac qui le définit ainsi. Roland Bonnepart, cheminot heureux, 33 ans de bons et loyaux services à la SNCF, dont six à la tête de Paris Saint-Lazare entre 2008 et 2014, cette ruche du transport ferroviaire francilien avec 27 paires de rail en avant-gare, 1 600 trains en circulation chaque jour (un dixième du nombre total dans l’Hexagone), 800 conducteurs et 12 000 cheminots au total…
Roland Bonnepart, cheminot heureux rescapé d’un terrible accident de télécabine à l’âge de 32 ans, raconte à sa façon cette expérience de Saint-Lazare, où il a connu l’improbable : la fermeture de la gare, le 13 janvier 2009, et dix jours plus tard une grave émeute de voyageurs excédés. Mais au-delà de ces «péripéties», c’est le quotidien d’un dirigeant de terrain qu’il raconte, honnêtement, entre l’énorme chantier de réfection de la gare, les transformations de l’exploitation et les relations avec les cheminots et leurs syndicats.
Il en profite pour vanter – fort justement – les vertus des réseaux apprenants, et formuler quelques remarques sur l’évolution de la SNCF et du chemin de fer. Mais le livre de Roland Bonnepart n’est ni tape-à-l’œil ni sentencieux, il est avant tout un voyage au cœur du quotidien cheminot. Il fait un peu mieux comprendre l’envers d’un décor dont on continue souvent à sous-estimer la complexité technico-organisationnelle… et l’engagement de ses serviteurs.

Roland Bonnepart, Le patron de la gare Saint-Lazare raconte, Ed. Atlande, 216 p., 19€.
Pascal Auzannet, lanceur de débats
On a rencontré Pascal Auzannet un matin gris de la fin du mois de septembre, un peu perplexe par l’objet qu’on avait entre les mains depuis quelques jours. «Le casse-tête des mobilités en Ile-de-France» est à coup sûr l’expression d’un esprit libre et la présentation d’un savoir aiguisé au terme d’une carrière professionnelle bien remplie, du cabinet de Jean-Claude Gayssot ministre des Transports à la naissance du Grand Paris Express, en passant par la RATP : il regorge de chiffres et de références, et témoigne d’un travail assidu pour analyser et interroger la complexité de la gouvernance des transports en Ile-de-France.
Justement, pourquoi ce débat alors que la stabilisation de la gouvernance et des finances d’IDFM, vingt ans après la régionalisation du Stif, contribuent à assurer un développement continu de l’offre de mobilités ? L’une des originalités avancées par Pascal Auzannet consiste à doter la Métropole du Grand Paris, dont on ne voit guère à quoi elle sert sinon à nourrir quelques-uns, de compétences sur le transport de surface. La priorité n’est-elle pas davantage à l’amélioration de la performance des opérateurs (et des gestionnaires d’infrastructures) ? Trop de perturbations et d’inconforts persistent, au grand dam des millions de voyageurs du quotidien qui ne peuvent se satisfaire des statistiques consolidées qui écrasent une bonne partie de leurs désagréments.
Pascal Auzannet ne les ignore pas, ces progrès indispensables (quelques pages sur le management de l’exploitation), mais préfère se concentrer sur les scories d’organisation et de gouvernance. On ne lui reproche pas ses constats souvent très justes : le désordre digital, les incohérences de la gestion de la voirie, la lenteur des réformes de la route etc, qui exigent probablement des modifications de gouvernance. On est plus circonspect à la lecture de son soutien à un Observatoire de la concurrence proposé par Jean Castex qui n’est que le paravent d’une remise en cause de l’ouverture décidée il y a bien longtemps sous Pierre Mongin et contractualisée à Bruxelles.
Pourquoi pas, avance Pascal Auzannet, une organisation à la londonienne, avec une régie régionale ? Rejetée par IDFM en 2022, elle impliquerait de vendre RATP Dev et de limiter le champ d’activités de la RATP à l’Ile-de-France. Pourtant, dans le contexte politique actuel, la poursuite du développement d’une autorité organisatrice compétente et puissante, encore perfectible, semble plus réaliste qu’un nouveau big bang des opérateurs. On se souvient du désastre de la fusion Transdev/Veolia Transport. Alors, le débat est-il vraiment relancé ?

Pascal Auzannet, Le casse-tête des mobilités en Ile-de-France, Ed. Hermann, 214 p., 24€.
