La grande interview
Jean-Pierre Farandou: «J’ai le sentiment d’avoir construit quelque chose sur la durée»

Par Gilles Dansart. Photos Olivier Placet
A Marseille nous étions convenus avec Jean-Pierre Farandou que notre échange paraîtrait au moment de son départ de la présidence du groupe. La soudaineté de sa promotion gouvernementale, un dimanche soir d’octobre, nous a incités à attendre quelques jours, le temps de recueillir ses premières confidences de ministre.
Voici donc cette longue interview inédite en deux parties. Elle commence par la fin, dans son nouveau bureau de l’avenue Duquesne à Paris, avec les Invalides pour toile de fond. Le PDG est devenu ministre. L’homme qui ne se rêvait pas cheminot a fini militant du ferroviaire, au terme d’une carrière au mérite, bien loin des promotions de l’entre-soi.

Ministère du Travail, 23 octobre, 17h15.
Il a la voix un peu éraillée, signe chez lui d’une certaine fatigue. Déjà… Dix jours après sa nomination comme ministre du Travail et des Solidarités, Jean-Pierre Farandou tient à recevoir Mobilettre pour écrire définitivement le mot fin de sa carrière SNCF. Quarante-cinq ans soldés en quelques heures, le timing est vertigineux : l’annonce du dimanche 12 octobre a surpris tous ses collaborateurs, y compris les plus proches, et dès le lendemain c’est Laurent Trévisani qui assurait l’interim de la présidence du groupe. Cela valait bien quelques explications, juste avant la visite d’une collègue, Amélie de Montchalin…
Mobilettre. Comment passe-t-on de président de la SNCF en milieu de semaine à ministre du Travail un dimanche soir ?
Jean-Pierre Farandou. J’ai reçu la proposition de rentrer au gouvernement de la part du Premier ministre. J’étais d’abord surpris, parce que je n’étais pas du tout dans cette perspective-là. Je me préparais à terminer mon mandat de PDG du groupe SNCF fin octobre, début novembre. J’étais d’ailleurs en train d’organiser ma nouvelle vie. Et puis j’ai réfléchi.
En tant que citoyen, je constate comme chacun la difficulté de la période, à la fois économique, politique, écologique, géopolitique. L’idée de servir mon pays, ça me parle. J’y vois une continuité: j’ai ajouté une bonne dose de politique publique à la manière dont la SNCF se positionnait sur les grands sujets. Cela faisait déjà un moment que je disais que la SNCF, c’est plus que du ferroviaire. C’est du ferroviaire, bien sûr, c’est son premier rapport au pays. Mais l’action de la SNCF sur les territoires, en France, recoupe de nombreuses politiques publiques, l’emploi, la formation, l’aménagement du territoire, l’écologie, la Défense… Petit à petit, je me suis nourri de cette perception de l’action, de l’action du pays, de l’action des politiques publiques. Cette proposition d’entrer au gouvernement me permet d’agir, de passer d’un statut de commentateur ou d’observateur à un statut d’acteur.
J’ai donc répondu: «Si vous pensez, M. le Premier ministre, que je suis utile au pays, pourquoi pas ? »
Mobilettre. Mais ce n’est pas pour vous occuper des Transports.
J.-P. F. Je n’aurais pas pu m’occuper du ferroviaire, puisque j’aurais été en déport. Le travail et la solidarité, c’est aussi une partie de mon engagement depuis plus de quarante ans. Je me suis investi à une époque sur les PIMM’S, les points d’information, la médiation, pour diffuser des services publics dans les quartiers défavorisés. Comment ramener à un emploi des gens qui se sont éloignés du travail? A la SNCF, j’ai toujours accordé de l’importance à ces sujets, aux conditions de travail, à l’ascenseur social, aux fins de carrière, au contenu du travail, aux qualifications, au respect des cheminotes et des cheminots dans l’exercice de leur métier. Cela compte pour moi.
Le travail redonne de la dignité, une capacité économique, et du sens à la vie. Cela correspond à une autre partie de mon engagement personnel et à ma manière d’avoir exercé ma fonction de président de la SNCF.
Mobilettre. La fin de votre présidence de la SNCF était déjà atypique, depuis le printemps 2024. Cette nomination au gouvernement l’est encore plus, avec un transfert très rapide. Qu’est-ce que vous avez envie de dire aux cheminots à propos de ce départ? Certains se montrent surpris, y compris par une option partisane qu’ils n’attendaient pas.
J.-P. F. C’est un départ à un mois près. On oubliera vite les circonstances. Il y a presque concomitance, en fait, entre mon départ de la SNCF et mon arrivée au gouvernement. Peut-être les cheminots n’avaient-ils pas en tête que j’allais m’arrêter début novembre, mais c’était parti comme cela avec le processus de nomination de Jean Castex. Je n’ai pas eu le temps de l’expliquer, de le présenter, donc il y a un peu de soudaineté dans la décision et dans la transition, c’est vrai.
Sur l’engagement ministériel, la question mérite d’être posée. Je n’ai aucune carte de parti. Je n’ai jamais pris d’engagement politique. Je participe à un gouvernement pour aider mon pays. Mon parti, c’est les Français. C’est mon état d’esprit. J’apporte ma contribution à une équipe qui, à l’instant T, est celle qui assure le gouvernement de la France. Les ministres vont faire tout ce qu’il peuvent pour gouverner ce pays le mieux possible, faire face aux défis qui se posent et essayer d’amener des solutions aux Français.
«Mon parti, c’est les Français. C’est mon état d’esprit»
Mobilettre. Vous connaissez bien les politiques, interlocuteurs privilégiés de l’entreprise publique SNCF. Est-ce que cela vous incite, en tant que ministre, à privilégier des attentions et des méthodes ? On dit que la société civile peut nourrir le politique…
J.-P. F. J’ai toujours eu beaucoup de respect pour les hommes et les femmes politiques. Je suis conscient, pour les avoir côtoyés, de leur engagement, de leur dévouement, de l’amplitude de travail, le soir, le matin ou le week-end, au service du bien commun. Qu’est-ce qu’un ministre de la société civile ou issu de la société civile peut amener de plus ou de différent ? En venant d’une entreprise, je peux piloter différemment une œuvre collective, ses objectifs, ses plans d’action, ses indicateurs de réussite. On doit et on sait trouver des solutions face à des problèmes, dans une articulation temps court/temps long et le respect d’un projet, que la politique a parfois peut-être un peu oubliés. J’ai très vite porté à la SNCF le projet «Tous SNCF», au bout de quelques mois, parce que je pense qu’on ne peut pas piloter une grande entreprise sans un projet clair.
Un ministre issu de la société civile privilégie aussi le jeu d’équipe. Je peux encourager une vision plus transversale de l’action publique, qui a tendance à être un peu cloisonnée, chacun dans son ministère.
Mobilettre. Un politique aime souvent être entouré de fidèles, vous-même avez beaucoup défendu le thème de la loyauté. Là, semble-t-il, vous venez seul.
J.-P. F. Comment je m’entoure pour réussir ma mission ? Je ne suis pas sûr que les Français ou les cheminots se rendent compte à quel point le ministère du Travail est très technique. Je sors de ma zone de confort. Je connais le travail en tant que patron d’entreprise, mais pour la technicité du ministère, il est très important qu’autour de moi j’aie des profils de collaborateurs qui la connaissent sur le bout des doigts. J’ai donc fait le choix de prendre la directrice adjointe de ma prédécesseure comme directrice de cabinet parce qu’elle m’aide beaucoup à appréhender cette dimension technique.
J’ai également dans mon cabinet trois personnes qui ont des profils différents et ne viennent pas de la culture ministère du Travail. C’est important d’avoir cette dose de regard externe, ne serait-ce que pour m’aider à parler de ces politiques très techniques en langage courant. Je pense qu’il y a un sujet de sémantique. En tant que ministre du Travail, je voudrais qu’on comprenne mieux les enjeux, grâce à ma capacité à traduire en mots simples des constructions parfois très compliquées.
Mobilettre. On dit souvent que la SNCF est l’entreprise la plus exposée médiatiquement parce qu’il y a des crises tout le temps. Est-ce que là, on franchit encore un degré dans l’exposition d’un ministre, avec les médias nationaux ?
J.-P. F. J’ai connu tous les degrés d’exposition. Keolis, SNCF, ministère du Travail. Je vais m’arrêter là, certainement… (rires) Je vois bien qu’ici tous les mots sont scrutés, surinterprétés, commentés. L’exigence de maîtrise de la parole est encore plus forte quand on est ministre de la République. Tout est prétexte à polémique. Et pourtant, il ne faut pas renoncer à parler. J’appliquerai mon principe à la SNCF : prendre la parole quand j’ai quelque chose à dire, ne pas parler de manière inutile. Je privilégierai une forme de sobriété et de densité dans l’expression qui m’a bien réussi à la SNCF.
C’est peut-être encore davantage nécessaire dans ce métier de dialogue social où il faut faire attention à ne pas donner l’impression qu’on utilise les médias. Pour moi le dialogue social, c’est en direct, avec les partenaires sociaux, de manière discrète. Ce n’est certainement pas par articles ou interviews interposés. C’est la condition du respect, de l’écoute, de la confiance. Donc je ferai attention aussi à bien respecter cette règle du jeu.
« J’appliquerai le principe de la SNCF: prendre la parole quand on a quelque chose à dire, ne pas parler de manière inutile. »
Mobilettre. Vous avez déjà imaginé une entrevue entre Jean-Pierre Farandou, ministre du Travail, ex-PDG de la SNCF, et Jean Castex, PDG de la SNCF, ex-premier ministre ?
J-P. F. Oui… Je pense que cela arrivera. D’ailleurs, je compte m’appuyer sur les entreprises, notamment les entreprises publiques que je connais bien, et leurs dirigeants. Parce qu’au fond, le travail, c’est dans les entreprises qu’il se concrétise. Elles peuvent être des lieux de laboratoire, d’expérimentation, d’implémentation. Jean Castex est ouvert à ces sujets sociaux. Il est fort possible que l’on trouve des sujets de coopération et de travail en commun entre le ministère du Travail, que j’ai l’honneur de diriger, et la SNCF, qu’il va bientôt présider (NDLR Jean Castex a pris ses fonctions officiellement aujourd’hui lundi 3 novembre).
Mobilettre. La conférence Ambition France Transport a marqué l’aboutissement de votre plaidoyer en faveur du ferroviaire et de l’inscription notamment du milliard et demi en faveur du réseau. Ce type de concertation et de dialogue est-il une source d’inspiration pour votre mandat au ministère ?
J-P. F. Je trouve que cette conférence Ambition France Transport est une vraie réussite de convergence des points de vue, de partage des diagnostics et des solutions. Philippe Tabarot, en six mois, a réussi à poser les problèmes sur la table, notamment sur les infrastructures. Il va reprendre sa loi-cadre qu’il est en train de préparer, et qu’il va passer au Parlement. Nous allons concrétiser cette œuvre collective qu’il a impulsée et à laquelle ne suis pas complètement étranger.
Puisque le Premier ministre m’a demandé d’organiser une conférence travail-retraite pour réfléchir sur l’évolution de notre système de retraite, parce que son acceptation par les Français du système n’est pas acquise, je vais beaucoup m’inspirer de ce que Philippe Tabarot a réussi pour le transport avec des conférences thématiques et une grande personnalité du secteur qui présidera l’ensemble, à l’instar de Dominique Bussereau.
Il faut rajouter le travail dans le débat – c’était le grand absent des débats jusqu’alors. Pourquoi les Français à 60-62 ans ont-ils autant envie de quitter le travail ? Comment peut-on faire pour, tout au long de leur parcours professionnel, préparer une situation où leur aspiration principale ne sera pas de quitter leur travail ? Sachant qu’on est au début d’une révolution de l’intelligence artificielle qui va profondément modifier la quantité de travail et le rapport au travail.
Cette conférence va démarrer dans les prochains jours et se clore à l’automne 2026, afin que ce matériau puisse être utile.
Marseille, gare Saint-Charles, 18 avril 2025, 10h30

Il fait très beau sur la terrasse de SNCF Voyageurs, au-dessus de la gare. On entend les essieux qui grincent et les annonces qui couinent. Jean-Pierre Farandou est dans son nouvel élément, la Méditerranée, lui l’homme du sud-ouest. C’est un peu plus à l’est, à La Ciotat, pas si loin de la célèbre gare, qu’il a posé ses valises personnelles, comme un clin d’œil à la grande histoire ferroviaire.
Mobilettre. Quel est le sentiment qui vous anime au moment de tirer votre révérence de cette grande entreprise ?
J-P. F. Ce n’est pas facile de répondre à cette question. J’ai d’abord le sentiment qu’à travers mon parcours, c’est la mutation de l’entreprise qui saute aux yeux. J’ai commencé dans des postes en bas de l’échelle pour terminer président, j’ai été l’observateur et l’acteur, plus ou moins influent, des mutations profondes d’une entreprise qui n’est plus du tout la même aujourd’hui qu’en 1981, quand j’y suis rentré presque par hasard. Je n’avais pas de cheminot dans ma famille, enfant je ne jouais pas au train électrique. Ce lien fort s’est construit à travers ces 45 ans, avec les cheminots, avec la matière ferroviaire, et il a de la valeur, car c’est beaucoup d’engagement personnel.
J’ai le sentiment d’avoir construit quelque chose sur la durée. Avec un peu de recul, mon parcours n’est pas erratique, il est plutôt initiatique, avec l’accumulation d’expériences et de vécus qui ont servi un jour ou l’autre, et qui m’ont permis d’être le président que je suis – ce n’était absolument pas prévu, bien évidemment, au départ.
Mobilettre. Vous revendiquez une sorte de cohérence sur la durée ?
J-P. F. C’est assez réjouissant de me dire que mon parcours c’est une construction humaine et professionnelle au service d’une cause dans laquelle je me suis de plus en plus investi. Je finis quasiment militant, je ne l’étais pas en 1981. Oui, quarante ans plus tard, je deviens militant du ferroviaire et de la SNCF.
Mobilettre. Si j’énumère les révolutions d’organisation que la SNCF a connues pendant ces quarante années, il y a la gestion par activité, la régionalisation, l’émergence de RFF et d’un gestionnaire d’infrastructures à part entière, l’ouverture à la concurrence… La liste n’est pas exhaustive. Lesquelles vous semblent les plus importantes, les plus symboliques de cette longue période ?
J-P. F. Quand je rentre à la SNCF, en fait il y a trois entreprises en une : le Transport (l’exploitation, la traction), le Matériel et l’Equipement. Il n’y a pas de direction commerciale, mais une division technique et technicienne autour des grands métiers nécessaires pour exploiter un réseau ferroviaire et faire rouler les trains en sécurité. La plupart des gens font carrière à l’intérieur de ces grandes fonctions, quoi qu’on en dise. Moi, je serai déjà une exception.
Stratégie. « Il faut poursuivre la modernisation de cette grande entreprise. »
A mon avis, la première révolution, c’est la régionalisation et la territorialisation. Jacques Fournier, au fond, applique à la SNCF le grand mouvement général de la loi de décentralisation de 1982, avec François Mitterrand et Gaston Defferre. Il crée les directeurs de région qui prennent de l’importance. Il place des gens de qualité. Je me souviens, j’avais une trentaine d’années, j’étais à l’embryon de la direction commerciale voyageurs : quand Fournier arbitre, il le fait souvent en faveur des directeurs de région. D’une entreprise un peu jacobine, dont le découpage naturel suivait les grands réseaux, on passe à une entreprise qui prend en considération le fait régional. Quelques années plus tard, j’ai été directeur régional en Rhône-Alpes, l’un des derniers à être le patron de toutes les forces de la SNCF sur le territoire. Avec une structure hiérarchique très simple : le Président Gallois, les directeurs de région, les directeurs d’établissement, les agents. La chaîne n’a jamais été aussi courte.
Cette révolution-là était importante. Petit à petit, la SNCF admet que ce n’est plus elle la patronne des trains régionaux. C’est compliqué, mais elle apprend à vivre avec des autorités organisatrices, à leur lâcher la décision, les dessertes, les tarifs, etc. Cela a pris du temps, mais c’est quand même une révolution qui change en profondeur le rôle de la SNCF.
Deuxième révolution, qu’on peut attribuer à Louis Gallois, même si des prémices existaient avant lui, c’est la gestion par activité (GPA). Celle-ci change la majeure et la mineure. La majeure devient le client et le business, les lignes de produits et les lignes de service. Les métiers sont à leur service, alors qu’avant, c’était les métiers pour les métiers. Cap Client aurait pu être la grande réforme de Gallois en termes d’organisation de l’entreprise, qu’il n’a pas pu mener au bout parce qu’au dernier moment, la CGT s’est mise en travers, assez violemment, malgré des mois de préparation.
Il n’empêche que dans les têtes le vrai virage était donné, avec comme aboutissement quinze ans plus tard les SA de la réforme de 2018. Au début, la SNCF répond par des sujets d’organisation et de pouvoir, alors qu’en fait, c’est la logique client qui va piloter la transformation. Au passage, pour le client, il y a encore des choses à améliorer…

Concurrence « A quoi sert de jouer des stratégies dilatoires d’évitement et de retardement ? On pourrait faire les comparaisons avec une autre grande entreprise de transport… »
Mobilettre. La réforme qui suit, c’est la concurrence…
J-P. F. Elle arrive assez tôt. C’est Gallois, encore lui, qui commence à la mettre en place avec cette décision incroyable de faire comme si elle était là au début des années 2000. On crée une direction des circulations. On casse un objet très important, l’établissement d’exploitation, parce qu’il faut isoler la circulation du transporteur. Dans les postes d’aiguillage, on met des cloisons. Quand on est du transport, on ne peut pas rentrer dans le poste d’aiguillage – et réciproquement. Alors qu’il y a zéro concurrent ! Incroyable anticipation.
Cela entraîne quelques dysfonctionnements importants. Mais ce qu’il y a d’étonnant, c’est la vitesse à laquelle les agents mettent en pratique ces changements. Les meilleurs collègues du monde ne se parlent plus. Vingt-cinq ans plus tard j’en suis encore étonné. La SNCF pense que RFF est créé comme une structure de portage de la dette. Mais ce n’est pas ce qui se passe. Claude Martinand (NDLR le premier président de RFF) veut absolument jouer son rôle de maîtrise d’ouvrage du réseau ferroviaire en renvoyant la SNCF à un rôle de maîtrise d’œuvre et d’exécution des travaux. De toute manière, le patron du réseau, c’est lui. Et ce n’est plus la SNCF.
La division entre le Réseau et l’Exploitation (hier entre l’Equipement et le Transport) était naturelle dans les métiers, elle devient dialectique et économique.
Mobilettre. De très nombreuses entreprises publiques ont éclaté sous l’effet des mutations contemporaines, techniques et organisationnelles. En anticipant – certains disent de façon trop lente – ces évolutions (le client autorité organisatrice, le client passager final, la concurrence, la séparation infra/exploitation…), la SNCF n’a-t-elle pas fait le job de s’adapter en amont ? Et évité ainsi un inéluctable démantèlement?
J-P. F. Chaque président a compris, je pense, l’enjeu principal de la période : Fournier sur la régionalisation, Gallois sur la gestion par activité, Pepy sur la séparation avec l’infra, la branche et la concurrence. Ils n’ont pas cherché à protéger l’entreprise coûte que coûte, ils ont accepté de prendre le grand large, de la confronter au défi de l’ouverture.
A quoi sert de jouer des stratégies dilatoires d’évitement et de retardement ? On pourrait faire les comparaisons avec une autre grande entreprise de transport… Choisir la stratégie de différer, protéger, renvoyer, au risque de se faire submerger ? Les patrons de la SNCF ont su faire évoluer l’entreprise avec courage et talent pour la préparer à un monde qui bouge. Et c’est inexorable.
Mobilettre. Est-ce que finalement, vous n’êtes pas le président de la consécration de toutes ces adaptations avec l’application de la loi de 2018 ? La relation aux clients, la responsabilisation financière des SA, la concurrence, le redressement du réseau. Est-ce le sens de votre mandat ?
J-P. F. C’est aussi le sens de la loi, le sens d’une entreprise qui doit se considérer comme n’importe quelle autre entreprise. Même si elle a ses valeurs propres et un ADN très spécifique, elle est constituée pour agir comme un acteur économique avisé, en s’éloignant parfois de décisions d’une autre nature.
Je voudrais rajouter aussi la composante groupe. Jusqu’à la loi de 2018 et mon arrivée, il y a deux SNCF. Il y a la SNCF officielle, ferroviaire, et l’autre, qu’on ne voit pas. Gallois disait : «Quand je suis patron de la SNCF, je suis énarque. Et de temps en temps, je m’encanaille en étant HEC dans l’acquisition chez Keolis et Geodis.»
Mobilettre. Gallois qui s’encanaille, c’est pas mal…
J-P. F. Il savait faire appel à d’autres ressorts, d’autres compétences, d’autres modes de pensée. Il pouvait juxtaposer la SNCF, ô combien visible, et le Groupe, invisible. Aujourd’hui le groupe existe en tant que tel. Il est visible, montré, assumé. Tranquillement, je peux même dire. Je pense que c’est effectivement le résultat de la mise en ordre de toutes ces réformes successives.
Voilà, maintenant on y est. La concurrence est là pour de vrai. Les régions ont pris pleinement leur pouvoir. Donc il faut aller au bout du raisonnement et l’assumer de manière sereine, poursuivre la modernisation de cette grande entreprise.
Mobilettre. Ce fut d’ailleurs une de vos premières batailles, défendre la consistance de ce groupe avec Geodis et Keolis.
J-P. F. Je me suis battu pour que Geodis notamment reste dans le groupe, alors que l’État était tenté de faire rentrer un peu d’argent. Je pense qu’on peut rajouter une dimension plus multimodale dans le développement du groupe.
Mobilettre. La SNCF doit-elle renoncer à tout faire elle-même ?
J-P. F. Le ferroviaire a aussi besoin du dernier kilomètre. Avec quelques aventures un peu hésitantes, on a voulu le faire nous-mêmes. On est tombé dans le panneau… Il ne faut pas forcément tout faire nous-mêmes, il faut travailler avec les autres, en partenariat.

Mobilettre. Votre mandat a été marqué par les crises : la grève contre les retraites, le Covid, la crise énergétique etc. Malgré tout, il fallait tenir le cap d’une transformation, d’une consécration de l’évolution de la SNCF. Comment revisitez-vous ce parcours accidenté par les événements extérieurs ?
J-P. F. Quand je deviens président, je connais très bien l’entreprise. Mais j’en suis aussi sorti un peu. J’ai fait un pas de côté chez Keolis pendant sept ans, mon regard s’est rafraîchi. Et j’ai acquis une expérience de CEO, qui doit donner un cap, une vision, un process de mise en œuvre. Cela a donné «Tous SNCF».
Il fallait aller vite, et le faire quoi qu’il arrive, quels que soient les vents contraires. Si on n’a pas de cap, c’est pire. On est encore plus balloté parce qu’on ne sait pas vers où il faut sortir. Là on sait à peu près où on veut aller. Parfois on est poussé par le vent qui nous freine ou qui nous met de côté. Mais on va essayer de revenir vers la trajectoire. Cela donne de la force à tout le monde pour traverser une crise et se mobiliser. Il y a toujours un bout de ciel bleu après la crise.
J’ai une autre conviction, tirée de ma passion du sport : le mental. Si tu pars battu, tu es sûr de perdre. Si tu pars gagnant, tu as une vraie chance. Même si au fond de toi, tu sais qu’un match n’est jamais gagné. Alors quand tu combines tout ça, tu vas vite. Et dès ma nomination, je vais très vite. Les cinq axes stratégiques sont sur la table.
Mobilettre. Ils n’ont pas changé depuis le début.
J-P. F. Le projet d’entreprise SNCF, conçu avec Mikaël Lemarchand, a fédéré énormément le groupe. La démarche est comparable à celle de Gallois avec le projet industriel. Mais on l’a fait de manière plus adaptée, plus concrète, avec plus de marges de manœuvre. Je pense que cela a donné de la force, de l’élan, de l’impulsion, une vision partagée, et un peu d’unité alors que la loi, elle, peut être centrifuge. Les SA peuvent partir un peu chacune de leur côté.
Mobilettre. D’une certaine façon, vous vous êtes astreint à garder un cap, une direction stratégique, et donc à être moins interventionniste dans le détail, y compris sur des choses que vous auriez peut-être fait différemment des patrons des SA. Comment avez-vous vécu cette priorité à la direction plutôt qu’à l’intervention ? Le contraste avec Guillaume Pepy saute aux yeux. Ce n’est pas trop difficile de se dire : « Moi, je n’aurais pas fait ça, mais je laisse faire» ?
J.-P. F. Parfois, oui. Mais ma décision était mûrie. Là aussi, c’est le résultat de l’expérience. Quand on monte, on laisse la place aux autres. Et globalement, on est beaucoup plus productif. Les talents s’expriment. Si tu les brides, si tu descends, d’abord, toi, tu fais mal ton job, les autres ne le font pas, tu deviens un exécutant de haut niveau. Je ne le voulais pas. J’ai avec moi des gens qui prennent leurs responsabilités. C’est globalement la manière la plus efficace d’avancer.
Mobilettre. Et si un Président de SA n’y arrive pas, vous les changez ? Y compris sèchement ? Je pense à Luc Lallemand.
J.-P. F. Oui, on peut dire que c’est ça l’histoire de mon management. J’ai eu assez vite la vision claire que j’étais patron de patrons, et que je n’étais plus un patron en direct. Il y avait des SA au milieu, avec cinq patrons. Mon métier devenait trois quarts à l’extérieur, un quart à l’intérieur : la gestion des parties prenantes, de l’actionnaire, de l’État, des régions…
Mobilettre. Et le plaidoyer «Fer contre carbone»…
J.-P. F. Il faut du temps pour réfléchir, pour agir et porter des convictions dans le débat public. Si ce temps, on le passe à faire le travail des autres, on ne l’a plus pour faire son travail de président. C’est un choix que je ne regrette pas.
Au jour le jour, je laisse faire, y compris quand je ne suis pas d’accord. Quand c’est trop important, j’interviens.
Jeux Olympiques. « Dans les moments lourds, importants, je redeviens chef de gare, je redeviens chef du ferroviaire, dans toutes ses dimensions. »
Mobilettre. Vous avez un ou deux exemples ?
J.-P. F. Les Jeux Olympiques. Il y avait une structure de projet que je suivais, notamment sur la production et la sécurité. Mais fin 2023, je me suis rendu compte que ça patasouillait (sic), que ça n’embrayait pas, ou que ça faisait semblant. On disait que, mais on ne le faisait pas vraiment. Et là, je me dis qu’on ne va pas être prêt. J’ai changé de management, les réunions étaient plus fréquentes. J’ai commencé à mettre en responsabilité personnelle tel ou tel dirigeant de l’entreprise, à ne pas me laisser raconter des carabistouilles. J’ai posé les questions qui dérangeaient, à reposer la question tant que je n’avais pas une réponse satisfaisante, à enlever les nuages de fumée qu’on mettait, en mode «Tout va bien madame la marquise». J’ai commencé à faire moi-même le chef de projet.
Pareil au moment des grèves et du Covid : les téléconférences, c’est moi qui les animais. Pour la mise en marche de l’entreprise en période compliquée, j’assumais le rôle de chef d’équipe. Dans les moments lourds, importants, je redeviens chef de gare, je redeviens chef du ferroviaire, dans toutes ses dimensions.
Après, il y a le monde du correctif. L’exemple évident, c’est la tarification du TGV. Celui qui a poussé à la carte Avantage, c’est moi. Le yield, ça ne va pas, il monte trop, ce n’est pas normal. Donc, il faut trouver un mécanisme qui bride le yield pour certains clients dans certaines circonstances. Le cahier des charges du correctif, c’était moi. Je ne les ai pas lâchés. Ils ont commencé par me dire non, mais j’ai tenu. Il y a deux ou trois occasions comme celle-là où je suis intervenu dans la marche de la SA, pour trouver une solution au problème. Sans aller moi-même jusqu’au bout du détail, mais en restant ferme sur l’objectif.
Mobilettre. Y a-t-il des projets ou des réformes que vous êtes particulièrement fier d’avoir accompagnés ou d’avoir vu vos collaborateurs les mener à bien ?
J.-P. F. Je tiens tout particulièrement à répondre sur le fret. Il y a une dimension personnelle là-dedans que je n’ai jamais dite, et j’ai envie de la transmettre.
Quand j’arrive à la présidence du groupe fin 2019, après un processus de recrutement rapide mais effectif, personne ne me parle du fret. Tous les hauts personnages que je vois, les dircabs et les ministres, personne ne me parle du fret. Pour moi, il n’y a pas de problème de fret particulier.
Puis, quand j’apprends la situation, que je découvre qu’il y avait des discussions en cours à Bruxelles, je me bats pour ne pas toucher à la consistance du Groupe. Je demande qu’on me laisse un an. Ma conviction, c’est qu’il faut se donner les moyens de conserver du fret ferroviaire dans ce pays.
Frédéric Delorme, c’est un bulldozer. On a commencé à avancer, à discuter avec la Commission, à donner un espoir. Qu’est-ce qu’il faut faire pour s’en sortir ? On a fait du judo. C’est un mot qui revient chez moi souvent. Comment d’un emmerd’ tu en fais un avantage ? Dans le plan de relance post-Covid , il y avait des sous sur le fret, avec pour la première fois, un système d’aide au secteur. On a vu que ça rendait service à la nation. Le fret reprend un point de part de marché. Ça tient. La transition écologique motive les clients. La filière recrée une envie, un besoin, une dynamique. J’ai donc dit à l’État que ce n’était pas mort. C’est compliqué, mais ce n’est pas mort.
Au moment où la situation semblait s’améliorer, la Commission change de pied et ouvre une plainte contre l’État français. Résultat : un plan de discontinuité.
On s’est battu à nouveau. On n’a pas lâché l’affaire. Bagarre avec la Commission pour adoucir le champ des contraintes, qui aurait pu être bien pire et insurmontable. L’adoucir au maximum pour qu’on puisse faire quelque chose. Le chemin est étroit, mais il existe. On a vu l’année dernière se créer quelques conditions pour avancer. On n’est pas tout à fait au bout.
Je me suis beaucoup impliqué. Cela ne s’est pas vu, mais j’étais là.
Mobilettre. Cet épisode permet d’arriver à une autre caractéristique de votre mandat. Dans votre sphère de pilotage et d’influence, tout est resté assez compact. Est-ce que ça vient du fait que vous avez exigé très tôt de la loyauté à vos collaborateurs par rapport à une tradition qui était, disons, plus ouverte ? Est-ce que vous assumez cela aussi ?
J.-P. F. J’ai fait un choix délibéré d’être rare dans les médias. A la limite je communiquais plus chez Keolis qu’à la tête de la SNCF. J’ai compris qu’à la SNCF tout message public pouvait être dangereux, qu’il valait mieux choisir ses moments. De la même manière, j’ai voulu que l’équipe soit attentive à ses messages parce que la com n’est jamais neutre chez nous et qu’il n’y a rien de pire que des communications dissonantes.
Syndicats. « Je pense que ça faisait longtemps qu’on n’avait pas traité le dialogue social de cette façon, en sincérité. Même en cas de grève, il y a une manière de faire qui est plus propre que d’autres. »
Mobilettre. Comment qualifiez-vous sur la durée vos relations avec les syndicats, et plus généralement le dialogue social tel qu’il existe aujourd’hui ?
J.-P. F. J’ai fait le pari du retour à un dialogue social normal. Quand j’arrive tout est cassé, il y a rupture de confiance avec les syndicats qui ont une volonté affirmée de revanche. Ils se sentent humiliés.
Je sais d’expérience que deux ou trois grosses grèves par an peuvent entraver toute stratégie, sur les plans économique, financier, commercial, d’image, managérial. Alors par conviction et par nécessité, il fallait rétablir le dialogue social, une capacité à se parler, à anticiper les sujets.
Je propose aux syndicats un équilibre économique et social, qu’il faut traduire dans les faits, et une forme de transparence : «Vous pouvez être des partenaires». Très vite début 2020, j’en ai une démonstration concrète avec le Covid. Les syndicalistes sont invités en tant que tels aux réunions sanitaires, on ne fait même pas de débriefing, ils sont associés, ils écoutent…
Je ne peux pas être plus transparent que ça. Ils ont l’information en direct. Et derrière, bien sûr : qu’est-ce qu’on fait ? Comment adapte-t-on les gestes de métier pour que le virus se diffuse moins ? Avec l’idée de protéger les salariés, bien sûr, mais aussi qu’il ne faut pas bloquer l’entreprise non plus. Comment trouve-t-on un chemin entre protection sanitaire des salariés et capacité à produire les trains?
Je pense que ça faisait longtemps qu’on n’avait pas traité le dialogue social de cette façon, en sincérité. Même en cas de grève, il y a une manière de faire qui est plus propre que d’autres. La direction peut, dans sa posture, partager l’information, indiquer comment on sort du conflit, expliquer ce qui se passe. Et ça ne se passe pas trop mal. Donc, je mets en place des pratiques fondées sur la transparence et le respect.
Ensuite arrive la crise du pouvoir d’achat. Comme la boîte va bien, je dis qu’on va soutenir le pouvoir d’achat des cheminots, pas entièrement en augmentation générale, mais grâce à un tas d’instruments de rémunération qu’on peut mettre en place. Et vous verrez qu’à la fin, en euros, les cheminots vont obtenir peut-être un peu plus que l’inflation; ça les surprend complètement.
Pour la première fois depuis la mise en place des 35 heures, je parle d’emploi. Je dis, j’affirme, parfois contre les SA, d’ailleurs, que chaque établissement doit avoir le personnel nécessaire face à la production qu’il doit réaliser. Ne cherchons pas à faire des économies de bout de chandelle à -10 ou – 20 emplois qui causent des dégâts importants. Non. Il faut être à l’effectif nécessaire.
Mobilettre. Est-ce que selon vous toutes les entités du groupe ont cette même approche respectueuse des syndicats, dans une dynamique partenariale ? Ou est-ce qu’il subsiste des relations plus traditionnellement antagonistes ?
J.-P. F. En grande partie les choses ont bien évolué, mais pas complètement. Il subsiste la culture de l’affrontement et celle de l’arrangement, qui sont aussi le fait des organisations syndicales elles-mêmes. Les deux sont mauvaises. L’affrontement pour l’affrontement est stérile et perdant-perdant. L’arrangement pour se sortir d’une petite situation locale, il est embêtant parce qu’il crée des précédents. J’ai eu à gérer parfois une initiative qui pouvait se comprendre aux bornes de l’entité, mais qui posait beaucoup de problèmes de par son extension à l’ensemble de la SNCF.
Mobilettre. Du fait de la couverture médiatique de ces conflictualités, qu’elles soient réelles ou anticipées, est-ce que finalement, il n’y a pas une déception à constater que l’image de la SNCF reste durablement marquée par ce bruit de fond qu’elle serait une entreprise de la grève et de l’absence de respect pour le client final, alors même que les chiffres montrent que la conflictualité a sérieusement chuté ?
J.-P. F. Oui, c’est certainement le sujet où les choses n’ont pas autant progressé que je l’aurais souhaité. Nous avons bien progressé, avec de nombreux accords très importants. Alors que certains encouragent ou accompagnent les mouvements corporatistes, j’ai voulu travailler pour tous les cheminots. C’est un principe que j’essaie de mettre sur la table. Il peut y avoir des particularités, mais on gère les particularités dans un ensemble plus global.
Mobilettre. On en arrive aux perspectives. Si vous n’aviez pas été marqué par la limite d’âge, vers quelle direction auriez-vous envie d’emmener la SNCF ?
J.-P. F. Un nouvel arrivant pourra toujours regarder l’avenir avec un regard frais et neuf. Je suis logiquement marqué par ce que j’ai fait et convaincu que ça marche. Cela dit, je ne vois pas un bouleversement profond dans la stratégie à suivre, ni de correction stratégique majeure. Je tiens à rappeler le potentiel de SNCF Renouvelables, au service de la production d’électricité. Ce n’est pas souvent qu’on rajoute un nouveau métier à une entreprise.
Réseau. « Le milliard et demi à trouver après 2028 est décisif. Si on l’obtient, on peut jouer une stratégie de développement. »
Mobilettre. La puissance de la demande ferroviaire, et de la mobilité collective au sens large, est-elle potentiellement révolutionnaire pour une entreprise comme la SNCF? Y compris pour accélérer des changements en cours ?
J.-P. F. C’est le bon scénario. Comme la concurrence va nous faire perdre des parts de marché, le fait que le gâteau augmente évitera de provoquer des dégâts. Mais la croissance de la demande voyageurs ne doit pas occulter que certains dossiers ne sont pas gagnés, à commencer par l’état du réseau. C’est la mère des batailles. L’avenir de l’entreprise n’est pas le même selon que le réseau se tient ou pas. Le milliard et demi à trouver après 2028 est décisif. Si on l’obtient, on peut jouer une stratégie de développement. Si on ne l’a pas, la qualité de service va baisser.
C’est assez binaire. Il appartient aussi à Réseau d’assumer le fait que, mis à part peut-être GPSO et la LNPCA et quelques grands chantiers de SERM, les grands travaux seront difficiles à financer sur le long terme. Maintenant, il faut privilégier l’usage du réseau existant, sa performance, ses systèmes…
Mobilettre. Réseau est-il prêt à la mutation ?
J.-P. F. Oui, je le pense. Quand Matthieu Chabanel s’exprime, c’est en priorité en faveur du réseau existant et de sa modernisation. Peut-être peut-on décaler dans le temps quelques projets de développement ? Je le répète, c’est la mère de toutes les batailles, sans laquelle rien n’est possible.
Mobilettre. L’autre bataille, c’est la concurrence…
J.-P. F. Comme nous pensons que le marché va croître d’un tiers sur les DSP, on voit qu’en volume, on y est à peu près. Notre problème, c’est la couverture des charges fixes. Les sociétés dédiées n’en prendront plus autant leur part. Nous les réduisons à hauteur de 10-15% pour être compétitif. S’il fallait faire beaucoup plus, cela deviendrait compliqué.
Le conservatisme, ce n’est pas forcément celui des gens sur le terrain. Il faut continuer l’adaptation de l’entreprise dans ses modes de fonctionnement, dans ses structures, dans sa subsidiarité, dans sa décentralisation. C’est engagé, mais le travail est ingrat, au sein de chaque entité.
Mobilettre. La SNCF reste-t-elle attractive en termes de recrutements ?
J.-P. F. Oui, elle l’est suffisamment aujourd’hui pour attirer des nouveaux talents. En termes de rémunération, nous avons monté les rémunérations au niveau du marché. Surtout, c’est une boîte qui fait sens : l’objet SNCF, c’est un bout de France, une ambition écologique. Les parcours individuels peuvent être formidables, j’en suis un peu l’archétype. Quand je reçois tous les nouveaux cadres dirigeants, à chaque fois je suis bluffé par les expériences variées que l’entreprise leur a fait découvrir. C’est rafraîchissant et dynamisant.
Mobilettre. Est-ce que la consistance du groupe reste un sujet ? Faut-il ouvrir le capital de Geodis ? Faire de nouvelles acquisitions ?
J.-P. F. La géométrie actuelle du Groupe est satisfaisante. TGV et Geodis en sont les deux grands poumons économiques. Si on vendait Geodis, on récupèrerait le bénéfice de la vente, mais après, ce serait fini. C’est un one shot. Geodis peut être un facteur d’accélération du changement. Peut-être qu’un jour, il y aura des rapprochements entre Geodis et le fret. Des moyens supplémentaires pour faciliter des acquisitions ? C’est une possibilité.
Nous avons fait trois acquisitions pendant mon mandat. Une en Pologne, une aux États-Unis, une en Allemagne. Les deux dernières s’élèvent à un milliard d’euros chacune. La première, c’était autour de 500 millions. Ce n’est pas rien. Geodis doit digérer tout ça. C’est un marché hyper concurrentiel. Geodis a tous les atouts pour continuer à réussir.
Keolis, c’est différent. Elle peut très bien gagner sa vie à 7 milliards d’euros sans passer à 12 ou 14. C’est plutôt la rentabilité de chacun des contrats qui importe. Ils sont pour la plupart éphémères. C’est un travail de chien. Ce n’est pas la taille qui fait la réussite. C’est plutôt la capacité à jardiner chaque contrat, à être très efficace dans chacun des contrats, qui permet d’assurer une rentabilité. Un peu de Capex supplémentaire sur certaines opérations ? Pourquoi pas ?
Mobilettre. Pour terminer, quelques questions personnelles. Votre plus grande fierté de président ?
J.-P. F. Les Jeux Olympiques. J’ai vraiment vibré. J’ai vu la SNCF comme je ne l’avais jamais vue fonctionner. La puissance, la détermination, l’efficacité – une machine, comme disent les sportifs. Une espèce d’optimum. Tout est là, l’engagement, la performance, le professionnalisme, le travail collectif, la qualité du service.
Son meilleur souvenir. « Et là, j’arrive à Bruxelles, les maisons-mère me laissent la paix, je crée une start-up (Thalys). Je suis tout seul, je suis logé dans une salle de réunion, j’ai un téléphone et une table. »
Mobilettre. Votre meilleur souvenir de cheminot ?
J.-P. F. Le moment où je me suis senti le plus libre, c’est Thalys, à partir de 1993. J’ai bénéficié d’une énorme liberté pour inventer. Jusqu’alors, j’étais surtout dans les métiers de la prod, il fallait appliquer au mieux un ensemble de référentiels. Et là, j’arrive à Bruxelles, les maisons-mère me laissent en paix, je crée une start-up. Je suis tout seul, je suis logé dans une salle de réunion, j’ai un téléphone et une table. La première personne que je recrute, c’est ma secrétaire qui était une Belge trilingue comme le sont les Belges, avec une relation très forte aux gens. Je fais venir quelques fidèles de Paris, et en avant! Je me souviens avoir récupéré un ingénieur des Mines qui était à Kourou, chez Arianespace. On a appliqué la même gestion de projet, la SNCF n’avait jamais vu ça. Le succès fut immédiat. C’était aussi une phase personnelle heureuse de déménagements en famille, mes enfants étaient petits, allaient à l’école belge… Tout un ensemble d’événements qui font que c’était vraiment pour moi une période formidable.
Mobilettre. Une émotion ?
J.-P. F. La plus lourde, c’est dans le wagon de secours, après l’accident d’Argenton-sur-Creuse, sur Paris-Sud-Ouest. On arrive le lendemain matin sur les lieux de la catastrophe (NDLR 43 morts après le déraillement d’un train de voyageurs qui percute un train postal), on a dormi deux heures, on s’approche, et là…. Quand j’en parle, c’est le malheur qui revient. Le désastre. Les corps ont été évacués, il reste les traces, des cheveux, du sang. Une espèce de densité triste, lourde. J’ai été marqué à vie.
Mobilettre. Un regret ?
J.-P. F. C’est pas trop mon truc, les regrets. J’ai une capacité à évacuer. Mais j’en ai eu forcément, des déceptions et des regrets.
Mobilettre. Vous fonctionnez pas mal à l’affectif. On peut rester fidèle en grimpant les échelons ?
J.-P. F. L’important c’est le mix compétence/loyauté. J’ai un peu changé là-dessus, Vous m’auriez posé la question il y a dix ans, j’aurais dit d’abord compétence. Mais il faut vraiment les deux. Parce que les problèmes de déloyauté ou d’inimitié sont destructeurs, ils pèsent et ils m’embêtent.
Mobilettre. Vous n’avez pas choisi par hasard de réaliser cette dernière interview ici, à Marseille, au-dessus de la gare Saint-Charles, et pas dans un bureau parisien…
J.-P. F. J’étais très à l’aise quand l’entreprise était territoriale. J’ai adoré être directeur régional. Quand j’étais chez Keolis Lyon, j’ai adoré cette porosité, cette capillarité avec chaque rue lyonnaise. C’est l’activité qui me plaît. La boîte rend service aux gens.
J’adore aussi les partenariats avec les collectivités. Elles sont les forces vives. Quand j’arrive à la présidence de la SNCF, je me rends compte qu’elle s’est centralisée, «jacobinisée», et qu’on méprise un peu les territoires. C’est une erreur profonde à tous points de vue. Il faudrait être fou pour négliger les régions qui sont nos clients. Au contraire, il faut les écouter, bien les traiter. Comment peut-on tisser des relations de confiance avec elles ? Les dessertes, les gares, l’immobilier autour, les projets, l’urbanisme, il faut en parler avec elles. Et puis c’est un motif de fierté des cheminots, qui sont tous de quelque part.
Derrière cette affection pour le territoire, il y a aussi et surtout une réalité économique et une utilité sociale. La SNCF est un partenaire économique, un donneur d’ordres qui fait partie du tissu économique régional. J’ai appuyé par conviction sur les territoires et les vertus écologiques du chemin de fer. Je suis un converti tardif. J’ai fait l’école des Mines dans les années 80, on polluait mais on ne le savait même pas. On n’a pas à se sentir coupable, mais personne n’a alors attiré notre attention. Dans le débat public, aujourd’hui, c’est évident que la SNCF est mieux-disante sur ces sujets.
Mobilettre. Avez-vous prévu de vous désintoxiquer du ferroviaire et de la SNCF ?
J.-P. F. Je sais que je tourne les pages vite. Là, ce n’est plus une page, c’est un livre. Mais je ne suis pas du tout dans la volonté de m’éloigner du ferroviaire. Mais, du jour au lendemain, je ne serai plus le président de la SNCF, et ça se passera très bien.
Mobilettre. Vous vous projetez dans une cité, un territoire, un débat public ?
J.-P. F. Les choses sont ouvertes et ce n’est pas encore concrétisé. Le champ des possible est vaste…
Propos recueillis par Gilles Dansart
