Les JO c’est gagné, mais pas le Grand Paris Express

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Les JO c’est gagné, mais pas le Grand Paris Express

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Le gouvernement a donc ouvert le dossier du Grand Paris Express. Il était temps, après des années de tutelle lointaine et laxiste d’un projet pourtant majeur pour l’attractivité des territoires, les finances publiques et l’économie française. Selon nos informations, lors d’une réunion interministérielle le 2 août, le dérapage des coûts, l’incertitude sur les délais et les conceptions, les problèmes de gouvernance ont été mis sur la table, de même qu’un début d’hypothèses de redimensionnement du réseau initialement prévu. Nos révélations, notre analyse.


S’il fallait ne retenir qu’un seul chiffre, le voilà: 35 milliards d’euros

S‘il fallait ne retenir qu’un seul chiffre, le voilà: 35 milliards d’euros. Le coût estimé à ce jour des lignes et gares nouvelles du Grand Paris Express. Il fait d’autant plus mal que les ministres réunis le 2 août dernier par le Premier ministre l’ont mis en rapport avec une estimation initiale de 2010 à… 22 milliards! De 22 à 35 milliards, alors que les travaux ne font que commencer: où s’arrêtera-t-on? Impossible de taire plus longtemps l’évidence, alors que le président Macron a réclamé au début de l’été une pause sur les grands projets d’infrastructures. On renoncerait aux autoroutes, canaux et LGV en province, mais on laisserait la capitale déraper bien tranquillement?

On se souvient qu’après le rapport Auzannet de décembre 2012, qui avait le grand mérite d’alerter une première fois sur les coûts, le gouvernement Ayrault avait raboté quelques dépenses pour parvenir à 26,6 milliards d’euros, début 2013. Et depuis, publiquement, on n’était guère sorti de cette zone. Il y a un peu plus d’un an, Philippe Yvin, président du directoire de la SGP (Société du Grand Paris), évoquait dans le Monde 24,7 milliards d’euros pour le GPE, auxquels il convenait de rajouter les coûts de raccordement et de modernisation du réseau existant. On n’arrivait encore qu’à 28,1 milliards d’euros. Que de chemin parcouru en un an…

Au rythme où vont les choses, on n’ose évaluer le coût final du GPE

Le CGEDD et l’IGF (l’Inspection générale des Finances) ont bien produit au printemps dernier deux rapports sur la Société du Grand Paris, mais qui tournaient un peu autour du pot. Difficile de demander à des hauts fonctionnaires d’allumer la mèche de la totale vérité alors qu’on est en pleine campagne pour obtenir les Jeux Olympiques, et que le projet Grand Paris est désigné à la face de l’Europe et du monde comme celui qui va replacer Paris en tête du cortège des mégalopoles mondiales. Il a donc fallu attendre la perspective d’une victoire certaine à Lima, l’arrivée au pouvoir d’un président de la République et d’un Premier ministre qui veulent rompre avec certaines pratiques budgétaires, pour que cesse l’omerta. Car au rythme où vont les choses, on n’ose évaluer le coût final du GPE. Il faudra bien répondre aux aléas travaux, d’autant plus importants qu’on creuse souvent très profond, et aux aménagements que demanderont encore les uns et les autres au prétexte qu’ils ne sont qu’une goutte d’eau.

Mais les gouttes d’eau finissent par créer une flaque, puis un lac puis… Comment expliquer de tels dérapages? On ne peut se contenter du sempiternel fatalisme résumé par la formule toute prête: «Sur un projet aussi gigantesque, c’est normal qu’il y ait quelques surcoûts…» Bien au contraire, les derniers grands projets ferroviaires et routiers montrent que le respect des budgets (et des délais) est bien meilleur aujourd’hui qu’il y a vingt ans. Mais le Grand Paris Express est devenu un projet hors norme, pour lequel on s’apprête à atteindre des coûts de réalisation au kilomètre faramineux: plus de 300 millions d’euros sur certains tronçons, voire davantage… La ligne 15 Sud concentre aujourd’hui les attentions: on va creuser des tunnels à plusieurs dizaines de mètres de profondeur, construire des gares dont le coût est absorbé à 92% par le génie civil souterrain. Et déjà s’annonce la ligne 15 Est, tout aussi acrobatique…

Y a-t-il un défaut de maîtrise d’ouvrage et de process des achats?

Pour parler clair, les trois grandes entreprises de BTP françaises sont-elles en train de réaliser le jackpot du siècle sur le chantier du siècle, à coups d’entente cordiale en coulisses? A toi ce marché-là, à moi celui-là? Aucune enquête administrative ne permet à ce jour à Mobilettre d’établir d’accusations précises. Mais la faiblesse des effectifs de la SGP, obligée de s’en remettre à une multitude de conseils et d’AMO (assistants à maîtrise d’ouvrage) pour mener à bien les gigantesques appels d’offres, saute à vue d’œil: à peine plus de 200 salariés (210 exactement) pour 35 milliards, moins que pour le seul projet Eole à 3 milliards. On croît rêver, mais Bercy l’a fait (on reviendra sur les irresponsabilités de la tutelle). Du coup, à tout le moins, les fournisseurs surfent sur les lacunes d’un maître d’ouvrage débordé.

La SGP a beaucoup lâché aux élus. Et ça finit par coûter cher.

Autre explication: depuis le début la SGP a beaucoup lâché aux élus. Et ça finit par coûter cher. Pour bien comprendre la mécanique, on va prendre le dernier exemple en date que nous avons déniché benoîtement sur le site de l’Autorité environnementale. En juillet dernier cette dernière remettait son avis sur la modification de la DUP (déclaration d’utilité publique) de la ligne 15 Est, qui concerne principalement le transfert du centre de SMR/SMI (site de maintenance et de remisage/site de maintenance de l’infrastructure) de Rosny-sous-Bois, du quartier de La Garenne à celui de Mongolfier, envisagé suite à une demande «instante» (sic) de la mairie et à une forte pression de la population. Que lit-on? «Le surcoût estimé de cette nouvelle option est de 152 millions d’euros HT, mais ne modifie pas significativement, selon la SGP, compte-tenu des montants en jeu pour l’ensemble de la ligne, l’évaluation socio-économique du projet, qui n’a pas été changée.»

Tous les gestionnaires, comptables et directeurs financiers comprendront: avec un tel raisonnement de la goutte d’eau, tous les dérapages sont permis. D’autant plus que l’autorité environnementale rejette la justification technique d’un tel transfert (la SGP argumentait que le Stif préférerait l’absence totale de remisage en ligne, impossible sur le premier site de la Garenne): «Le dossier ne présente pas la démonstration de ce que la construction de ce nouveau site permettra effectivement de répondre pleinement à cette demande du Stif», écrit l’Autorité environnementale. Un dessin est superflu: le déménagement à 152 millions n’est même pas justifié techniquement!

C’est un secret de polichinelle: du tracé des lignes à l’implantation des gares, le rapport coût/efficacité n’a pas vraiment primé depuis 2011. Etienne Guyot, précédent président de la SGP, n’avait pas refusé grand-chose aux élus pendant toute la période de mise au point du projet: l’acceptation et le consensus passaient avant tout. On connaît maintenant le prix d’une telle stratégie soutenue par l’Etat.

Il serait donc abusif de reporter la responsabilité de la situation à la seule SGP, même si l’on comprend bien que dans la situation, la tentation des fusibles est forte. On peut considérer aujourd’hui que depuis le début du projet, à quelques réactions près, l’Etat fait preuve d’un laxisme inouï quant à la surveillance du projet en général et de la SGP en particulier.

Le relais n’a pas été transmis à un ministre; et vogue le Grand Paris Express, et vogue la SGP…

La tutelle de la SGP est partagée depuis 2012 par plusieurs ministères, dont celui du Logement pendant plusieurs années (!), ce qui induit mécaniquement un défaut de contrôle. Et les ministres en question n’ont jamais plongé dans la complexité, si l’on emprunte une expression politiquement correcte. Dit autrement, Cécile Duflot s’en foutait complètement, quand ses successeurs et collègues reculaient assez lâchement devant la charge. Il faut dire que Matignon, d’abord avec Jean-Marc Ayrault puis avec Manuel Valls, avaient préempté politiquement le sujet, en confiant à leurs conseillers (Xavier Piechaczyk et Zoé Choimet, puis Loïc Rocard et Stéphane Lecler) le soin de caler le projet et de peaufiner la décision. Ce qu’ils ont fait avec un certain talent, mais une fois les annonces passées (début 2013 puis en 2015), il fallait faire le boulot au quotidien. Le relais n’a pas été transmis clairement à un ministre ou une administration; et vogue le Grand Paris Express, et vogue la SGP… D’autant que l’attitude de Bercy est pour le moins étrange: d’ordinaire si prompte à surveiller les moindres engagements de chaque ministère, elle laisse faire sur le Grand Paris, se contentant de limiter la croissance des effectifs de la SGP. Irresponsables argentiers… Quant au conseil de surveillance de la SGP, présidé successivement par deux élus franciliens, André Santini et Jean-Yves Le Bouillonnec, sa surveillance est pour le moins relâchée.

Il y a bien eu ce retour au droit commun de la SGP, en 2014, sous la pression du Stif notamment, inquiet d’avoir à exploiter un réseau sans peser sur les choix en amont. Les préfets de région s’en sont un peu mêlés, certaines réunions rue Leblanc furent tendues voire épiques, mais la vie normale a repris son cours: il faut laisser la SGP mener à bien cet énorme chantier, support de tant d’enjeux et d’engagements. Sinon on va être en retard… On comprend à la fois l’intérêt de la société de projet et la nécessité de ressources affectées, pour un projet d’une telle envergure. Encore fallait-il s’assurer d’une tutelle efficace, d’une maîtrise d’ouvrage intraitable et d’un vrai souci de partage des informations en amont.

Même si le dossier des Jeux Olympiques n’était pas lié strictement à la mise en service en 2024 de toutes les lignes, la mise en lumière des difficultés du projet était redoutée. On se souvient des cris d’orfraie quand Mobilettre avait sorti en 2013 les actualisations des dates de mise en service des lignes 14 Nord et 15 Sud. Six mois plus tard, Philippe Yvin jouait enfin franc-jeu et parlait effectivement de 2022 pour la ligne 15 Sud, et de 2019 pour le prolongement de la 14 à Saint-Ouen. Ces dates aujourd’hui mériteraient une nouvelle actualisation, vu les problèmes rencontrés porte de Clichy et ce qui s’annonce sur la 15 Sud. Les promesses initiales ne seront pas tenues. Maintenant que les Jeux sont obtenus, va-t-on enfin regarder en face les calendriers et les coûts? Londres n’a pas mis en service intégralement son nouveau réseau de transport en 2012: les JO se sont bien passés. Pour quelques semaines de compétition, le réseau parisien actuel, augmenté de la ligne 14 prolongée et d’une partie de la 15 voire de la 16 devrait y suffire, d’autant qu’au mois d’août les bus et les cars des opérateurs franciliens pourront circuler en masse sur des infrastructures routières délivrées des trafics domicile-travail.

Revenir aujourd’hui sur une partie du projet, au nom des finances publiques, est difficile politiquement

Mais c’est politiquement que le gouvernement se trouve face à une équation difficile, car depuis dix ans une très grande partie de la classe politique et des acteurs économiques franciliens font bloc autour du Grand Paris Express. Quelques rares élus, quelques architectes et urbanistes ont émis des réserves sur un projet pharaonique éloigné des besoins réels des territoires; elles ont vite balayées au nom de l’ambition collective et du développement métropolitain. Revenir aujourd’hui sur une partie du projet, au nom des finances publiques, est difficile. Mais a minima un nouveau phasage, plus réaliste, est à portée de mains. Il ne créerait peut-être pas d’électrochoc négatif vis-à-vis des fournisseurs et des territoires. Dans le «bleu» de la réunion du 2 août, le Premier ministre évoque explicitement les lignes 17 et 18, susceptibles d’être reconsidérées dans leur calendrier et leur dimensionnement. C’est une première approche prudente, mais encore insuffisante au regard de l’ampleur du problème posé.

Les ministres ne se sont pas arrêtés aux chiffres, ils ont aussi évoqué explicitement les problèmes de gouvernance du projet Grand Paris Express. Il y a certes la gestion du projet de construction en lui-même, la maîtrise des coûts et des calendriers, mais également la préfiguration de son exploitation et l’intégration progressive au réseau francilien. Cela fait des années que certains sujets sont en suspens, comme la définition exacte de la gestion de l’infrastructure confiée à la RATP et la mise au point des appels d’offres d’exploitation des lignes. Plus on avance, plus l’autorité organisatrice et les futurs exploitants devront être associés étroitement. Mais il y a aussi d’autres sujets qui opposent aujourd’hui ces derniers au maître d’ouvrage, comme la conception des gares. La SGP privilégie toujours autant ce sur quoi elle sera jugée, comme le geste architectural et l’intégration dans les emprises urbaines, quand il faudrait aussi parler davantage qu’aujourd’hui, de façon détaillée, des espaces de commercialisation et des services, des coûts et des conditions d’entretien, des parcours clients…

Quelle attitude adoptera la présidente de région Valérie Pécresse, qu’on a déjà sentie énervée au printemps à propos des conséquences des travaux sur les circulations quotidiennes?

Et Anne Hidalgo, qui jusqu’alors s’est plutôt désintéressée du sujet Grand Paris Express, mais doit désormais le prendre en compte dans la perspective des JO? Vont-elles sortir de leur zone de prudence, exiger des clarifications de gouvernance, de coûts et de délais? Quant au gouvernement, sa nouvelle doxa de rigueur financière et de priorité aux transports du quotidien se trouve confrontée à la réalité du projet ici dévoilée. Peut-on engloutir autant de milliards sur la 17 qui doublonnera au Nord et ne servira même plus au projet quasi mort-né Europa City d’Auchan sur le triangle de Gonesse, et sur la 18 probablement surdimensionnée à l’ouest, alors que les Franciliens continuent de souffrir inconsidérément au quotidien?

Selon nos informations, lors de la réunion du 2 août les ministres ont également décidé de rouvrir le dossier du financement de CDG Express. Une preuve supplémentaire qu’au début de ce quinquennat, c’est l’occasion de poser de nouvelles bases pour la région capitale. Seront-elles prêtes lors de la conférence territoriale de l’Ile-de-France prévue le 23 octobre avec le président de la République? Emmanuel Macron osera-t-il une nouvelle sortie cash, identique à celle du 1er juillet à Rennes sur les grands projets en province? Un aggiornamento du calendrier et du réseau GPE? Une modification des gouvernances de la région capitale qui inclurait une redéfinition des responsabilités en matière de transport et de mobilité entre la région, les collectivités, l’Etat, les établissements publics (SGP, Stif) et les entreprises publiques (RATP, SNCF)?

En cette rentrée 2017, et au moment de dresser la feuille de route pour les sept ans qui nous séparent des JO 2024, voilà un sujet supplémentaire qui s’invite à la table d’un gouvernement déjà sur tous les fronts. On saura bientôt la stratégie choisie: botter en touche, gagner du temps, taper dans le dur. Quoi qu’il en soit, cet automne sera sportif.
Gilles Dansart


COMMENTAIRE

Au cœur du problème

Emmanuel Macron, Edouard Philippe et Elisabeth Borne iront-ils au bout de leur ambition politique? Avec le dossier brûlant du Grand Paris Express, ils se trouvent confrontés à un problème qui ressemble en partie à celui des nouvelles infrastructures ferroviaires, fluviales et routières: sont-elles utiles et urgentes au regard des besoins de mobilité du quotidien… et de la situation des finances publiques?

La particularité du Grand Paris Express qui va rendre leur arbitrage si compliqué, c’est qu’il est censé répondre justement aux lacunes accumulées depuis trente ans en matière d’offre de transport public. Mais à quel prix? On se souvient des batailles homériques menées par Jean-Paul Huchon et Sophie Mougard pour ne pas oublier le réseau existant et imposer à l’Etat leur plan de mobilisation. Aujourd’hui, nous y revoilà: la facture s’annonce incroyablement salée, et on ne sait même pas comment on financera l’exploitation des nouvelles lignes. Alors que la modernisation du réseau existant et le financement de son exploitation sont si difficiles à assurer…

Les gouvernements successifs et les élus ont succombé au grand dessein: on ne va pas leur reprocher d’avoir envisagé enfin un bel avenir de la région capitale. Mais on va leur reprocher tant de légèreté avec l’argent public, tant de distance avec l’intendance. Les autorités publiques n’ont pas piloté le projet Grand Paris Express avec la rigueur nécessaire. Pourtant, on sait que plus on manipule les milliards, plus il faut être vigilant; on sait que les gouttes d’eau du dépassement budgétaire peuvent vite devenir le ruisseau de la gabegie financière…

Tout le monde s’est tu, ou presque, au nom, pêle-mêle, de la France relancée, d’un Paris réinventé, des JO antidotes de la déprime. Notre pays si passionnel s’est enivré d’un nouvel horizon, à en négliger les moyens d’y parvenir raisonnablement, sans y perdre sa chemise voire son âme.

On parle beaucoup depuis hier du budget à six milliards des JO, qu’il faut absolument respecter, mais le risque du Grand Paris Express pour le budget de l’Etat est aujourd’hui bien supérieur. L’évaluation des externalités positives à long terme suffit-elle à justifier les montants envisagés?

Il ne s’agit pas de choisir le petit quotidien au détriment du grand dessein, mais de rappeler les ministres et l’administration à leurs devoirs: administrer avec rigueur les budgets, surveiller les gouvernances et s’assurer que les managements sont efficaces. Il était donc temps qu’éclate au grand jour le problème du Grand Paris et de la SGP, pour éviter plus tard des catastrophes et des révisions encore plus déchirantes.


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