Mobitelex 382 – 5 juillet 2022

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Mobitélex. L'information transport

les décryptages de Mobilettre

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Ouf

Après quelques semaines sans titulaire, le ministère des Transports échoit à Clément Beaune, l’une des rares valeurs sûres du macronisme gouvernemental. Mais la tâche s’annonce rude.

A la mesure de la satisfaction des professionnels du secteur qui retrouvent un ministre délégué aux Transports, nous allons nous aussi céder au soulagement, à notre manière: la nomination de Clément Beaune se présente sous les meilleurs… auspices. Voilà, c’est fait, mais ce n’est pas qu’un jeu de mots d’un travailleur de juillet attendant avec impatience la libération du mois d’août: Clément Beaune, c’est a minima l’assurance d’un pilotage sérieux du ministère.

Ministre, c’est aussi un travail de l’ombre dont on souhaite que le déjà expérimenté Clément Beaune s’acquitte avec constance.

C’est déjà ça, dirons-nous, la fin annoncée des amateurs, d’une période à vite oublier où quelques conseillers talentueux et fonctionnaires résilients ont sauvé le ministère Djebbari du complet désastre. Etre ministre des Transports, on l’oublie trop souvent à l’époque obsessionnelle des coups médiatiques, c’est aussi diriger une grande administration (actuellement en grave manque de repères), être un interlocuteur crédible pour les professionnels du secteur (et notamment les entreprises publiques dont il faudra assurer une meilleure co-tutelle avec Bercy), peser dans les arbitrages interministériels. Un travail de l’ombre dont on souhaite que le déjà expérimenté Clément Beaune s’acquitte avec constance, assisté de collaborateurs de qualité.

On l’a vu à l’œuvre lors du sommet ferroviaire européen du mois de février, à Saint-Denis: un remarquable discours, relevé à l’époque par Mobilettre, prononcé de façon tout aussi intelligente. Clément Beaune avait-il déjà en tête de s’investir dans une matière ministérielle aussi consistante que parfois ingrate – et moins prestigieuse que l’Europe? Oui, selon nos informations, il avait entendu la recommandation de ses amis de migrer vers les transports, où il pourra faire montre d’autres talents que la diplomatie et la rhétorique. Rester à Bruxelles après la PFUE, ç’aurait été un peu comme courir le criterium du Cantal après avoir bouclé le Tour de France.

Au demeurant, Clément Beaune est un macronien un peu à part, et pas seulement parce qu’il peut revendiquer, lui, une vraie relation de confiance avec le Président de la République. Intransigeant avec le Rassemblement national quand nombre de ses camarades n’eurent aucune vergogne à appeler au Front républicain puis à l’abandonner pour contrer Nupes et garder la majorité aux législatives; capable d’une vraie campagne électorale de proximité dans une difficile circonscription du XIè arrondissement de Paris, quand d’autres s’en remettaient à la seule diabolisation de Mélenchon. La politique, ce sont aussi des valeurs et du savoir-faire.

L’absence de tout programme transports à LREM […] résonne encore durement aux oreilles du secteur comme de nos concitoyens

Une fois qu’on a proféré de tels compliments, revenons aux déterminismes politiques: que pourra vraiment faire Clément Beaune aux Transports quand la trajectoire engagée est pour l’instant si restrictive? De l’huile dans les rouages, c’est bien, mais si le moteur n’est pas davantage alimenté, c’est fatalement déceptif. En l’occurrence, l’absence de tout programme transports à LREM aussi bien pour la présidentielle que pour les législatives, à l’exception de l’horizon fantasmé et démagogique de la voiture électrique pour tous, résonne encore durement aux oreilles du secteur comme de nos concitoyens. Si l’on ne considère que le seul ferroviaire (mais on pourrait l’élargir sans difficulté au transport collectif dans son ensemble), la trajectoire malthusienne du gouvernement est scandaleuse au regard des proclamations écologiques et d’une comparaison basique avec les efforts de nos voisins, que Clément Beaune connaît bien. L’abandon programmé d’une partie du réseau, au profit d’une vision récurrente limitée à la grande vitesse et au mass transit, est définitivement anachronique.

Après une remise en ordre du ministère des Transports, qui perd depuis trop longtemps trop d’arbitrages et d’influence, il va donc falloir redéfinir une politique des mobilités, a fortiori au début d’un quinquennat de tous les dangers. Pas simple, d’autant que l’actuelle locataire de Matignon s’est contentée de faire dans la boîte à outils lors de son passage à Roquelaure, une sorte de compromis mollasson entre l’obsession libérale de l’équipe Philippe et la nostalgie dirigiste d’une partie du secteur. Libéral de gauche, Clément Beaune pourra-t-il assumer un renforcement des investissements publics et une ouverture à la concurrence susceptible de doper les trafics? Son arrivée se fait sous une double pression. D’abord celle de salariés à la recherche légitime de meilleures rémunérations par temps d’inflation, dans tous les modes, sur fond de désaffection envers les métiers d’astreinte; ensuite celle de Français perturbés par la hausse du prix de l’essence, désappointés par le manque d’offres de places de trains depuis quelques mois et atterrés des effets mécaniques du yield management – contrairement à ce que proclame la SNCF, les voyageurs qui cherchent des places pour la semaine à venir ne sont pas tous des nantis que l’on peut plumer sans vergogne.

Pour faire bonne mesure, on va rajouter à la besace du nouveau locataire de Roquelaure quelques dossiers chauds d’infrastructures qu’il connaît déjà probablement vu leur dimension européenne, comme le Lyon-Turin, GPSO ou Roissy-Picardie, et la menace concrète sur les trafics des pénuries de recrutement dans les métiers de la conduite, et on aura campé le paysage d’un défi substantiel. Mais après tout, c’est ce que Clément Beaune semblait vouloir se coltiner, après un magistère réussi en matière diplomatique. Il est servi. G. D.

Photo Ludovic Marin / AFP

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EXCLUSIF

Eole: les industriels se cachent, les élus regardent ailleurs

Un rapport de la Mission d’information et d’évaluation (MIE) du conseil régional d’Ile-de-France sur Eole pointe une insuffisante transmission d’informations sur les coûts de la part de SNCF Réseau. Une défausse assez discutable, et d’autant plus décalée que l’urgence est ailleurs: les retards non avoués publiquement de la livraison du matériel roulant et du système de signalisation… Nos révélations.

O a failli se faire avoir. Non pas que les critiques relatives à la maîtrise d’ouvrage de SNCF Réseau sur Eole nous aient convaincus. L’augmentation (+45% par rapport à 2012) du coût à terminaison du projet est en grande partie due à une sous-estimation initiale (très probablement à la demande des politiques pour qu’il «passe» auprès des financeurs), à des évolutions du projet (le tracé du T3 porte Maillot, par exemple) et à des aléas compréhensibles (le sous-sol de la gare de La Défense), SNCF Réseau ayant avoué de son côté quelques erreurs (àMantes, par exemple). En outre, l’accusation d’insuffisance du reporting nous semble a minima partageable, loin d’être exclusivement à la charge du maître d’ouvrage: les entourages des politiques reportent-ils aussi régulièrement que souhaitable les mises à jour qu’ils reçoivent de la part du maître d’ouvrage? Si le coût à terminaison est le seul indicateur qui soit présentable aux élus, alors ces derniers tombent légitimement de la Grande Arche en le découvrant tardivement… Et leurs collaborateurs se couvrent en suggérant une mission et un rapport!

Une exploitation à vitesse normale […] ne sera pas possible pour les Jeux Olympiques

Non, on a failli se faire avoir car il y a bien plus important que ces dissertations sur les compétences financières et comptables du maître d’ouvrage. En lisant avec attention ce rapport de 55 pages, dont Mobilettre vous rendra compte plus en détail prochainement, nulle trace des informations que la MIE n’a pas pu ne pas récupérer, même si le rapport officiel n’en fait pas état: les retards de livraison des rames Alstom et du système de signalisation Nexteo (Siemens). Une exploitation «normale», avec des matériels déverminés et un Nexteo doté de la première couche ATS, ne sera pas possible pour les Jeux Olympiques, à savoir le premier semestre 2024. Cela fait un bout de temps que cette réalité est inéluctable, mais tout se passe comme si chacun essayait de refiler la responsabilité de la sortie publique à l’autre.

Il ne s’agit pas de tomber dans la polémique facile et accusatrice: le Covid explique une bonne partie des retards, telle l’année supplémentaire pour l’achèvement du premier tronçon d’infrastructure Saint-Lazare-Nanterre par SNCF Réseau. Mais en «oubliant» les autres paramètres indispensables à la mise en service (le matériel, le système d’exploitation), dont les industriels n’osent rendre publique l’infortune, les élus ont choisi les œillères.

SNCF, une grève suivie

44%: c’est le taux national de déclarations individuelles d’intention pour le mouvement de grève du mercredi 6 juillet, lancé par la CGT et repris par les autres syndicats (Unsa, Sud-Rail, CFDT). Près d’un agent sur deux affecté aux circulations (conducteur, ASCT, aiguilleur), c’est beaucoup, d’autant que ce chiffre moyen cache des disparités régionales. Languedoc-Roussillon, Bretagne, Normandie et Ile-de-France (avec des nuances sur cette dernière) concentrent les établissements les plus grévistes. Sous réserve d’une analyse plus systématique, c’est le cas aussi des lignes en tension sur les exploitations: l’axe TGV Atlantique est à 30% quand les autres tournent plutôt à 15%.

Le niveau de mobilisation sociale sera affiné mercredi à la prise de service: les salariés non postés (cadres, agents de maîtrise, agents d’exécution non opérationnels) se déclareront-ils grévistes pour une heure (c’est souvent le cas des cadres), une demi-journée ou une journée?

En tout état de cause, cette grève carrée est un baromètre instructif de l’état d’esprit des cheminots, aussi bien par rapport à leur rémunération que d’un point de vue plus général, sur l’évolution de leur entreprise et du ferroviaire en général, peu encouragé jusqu’à maintenant par l’Etat malthusien. Il faudra surveiller de près la situation à SNCF Réseau, en première ligne face aux injonctions de Bercy.

Et après? Que se passe-t-il après une telle grève? Tout dépendra de ce que mettra ce mercredi matin sur la table la direction de l’entreprise en matière de revalorisations salariales, en accord avec son actionnaire. Rendez-vous en septembre?

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VOYAGE

Jon Worth, le rail européen vu d’en-bas

On ne pouvait rêver meilleure initiation à Clément Beaune: un voyage ferroviaire qui illustre le terrible décalage entre les proclamations européennes et leur traduction sur le terrain pour les voyageurs. Certes, le ferroviaire c’est long, mais à en croire Jon Worth, dont Olivier Razemon a écouté le récit avec attention, c’est aussi passablement désespérant.

A chacun ses plaisirs estivaux. Jon Worth, 42 ans, passe un mois et demi à parcourir l’Europe en train, en traversant au moins une frontière par jour, sans jamais dormir deux fois dans la même ville. Ce Britannique qui vit à Berlin pointe le décalage entre les discours lénifiants sur « le retour du train » et les obstacles que subissent les voyageurs dans la vraie vie. Ce vendredi 1er juillet, arrivant de Luxembourg et en route pour Saragosse, il débarquait à Ground Cntrol, à Paris, où l’attendaient des professionnels des transports qui suivent son périple sur Twitter, sous le hashtag #CrossBorderRail. « A Oslo, une conférence était organisée dans la gare ; à Vienne, je serai reçu par le ministre des transports, mais à Paris, on boit juste une bière entre potes », dit-il.

Mieux vaut acheter son billet à la Deutsche Bahn, l’un des opérateurs les plus performants

Le défi de ce journaliste, également blogueur et enseignant, trouve son origine «dans un rapport de Michael Cramer, publié en 2015». Le député européen y listait quinze connexions transfrontalières déficientes, pour la plupart entre deux réseaux régionaux, et préconisait la reconstruction des liens manquants. « Je me suis rendu compte que Michael Cramer n’avait pas visité les endroits dont il parle. Il manque un militantisme de terrain », assure Jon Worth. S’ajoute une difficulté que les clients de la SNCF connaissent bien : pour un voyage transfrontalier, plutôt que de compter sur le site de la compagnie nationale, mieux vaut acheter son billet à la Deutsche Bahn, l’un des opérateurs les plus performants.

La critique de Jon Worth contre la politique ferroviaire européenne est implacable. « L’UE investit beaucoup dans les infrastructures, qui fascinent les élus et les opérateurs. Mais cela ne suffit pas. Les correspondances ne sont pas assurées de part et d’autre des frontières, les tarifs sont incompréhensibles, des données demeurent secrètes, et à certaines frontières, comme entre Quiévrain (Belgique) et Quiévrechain (France), ou Nimègue (Pays-Bas) et Kleve (Allemagne), ce sont les voies qui manquent ». A l’heure où les aéroports, faute de personnel, se montrent de plus en plus inhospitaliers, le rail ne sait pas saisir sa chance.

Au quinzième jour de son périple, le voyageur avait déjà observé une multitude de dysfonctionnements. « Entre Vilnius, capitale de la Lituanie et Daugavpils, deuxième ville de Lettonie, une voie existe, des trains sont habilités à y circuler, mais s’arrêtent depuis mars 2020 à Triturans, juste avant la frontière, et il faut désormais attendre pendant quatre heures. Certains voyageurs passent à pied ». Une situation comparable prévaut entre la Hongrie et la Croatie, tandis que la double voie électrifiée qui relie Trèves (Allemagne) à Thionville (France), susceptible de rendre bien des services aux travailleurs transfrontaliers, ne sert qu’à convoyer du fret. « C’est typique du ferroviaire franco-allemand », affirme le connaisseur : « Une infrastructure parfaite, mais un service déplorable ou inexistant ». Souvent, ajoute-t-il, « lorsqu’il y a un problème à une frontière, l’un des deux pays aimerait le résoudre, mais pas l’autre ».

En Suède, lorsqu’un train est annulé, aucun bus de remplacement n’est prévu

Le rail français n’est sans doute pas le plus efficient d’Europe, on s’en serait douté, mais pas le pire non plus. « Beaucoup de pays ne savent pas gérer leur réseau. En Suède, lorsqu’un train est annulé, aucun bus de remplacement n’est prévu. Le projet Rail Baltica, qui doit relier Berlin à Helsinki via les trois capitales baltes en 2027, est prometteur, mais personne n’a encore commandé les trains. Or, seules cinq constructeurs peuvent les fournir en moins de cinq ans. On risque d’avoir une belle ligne sans trains », avertit-il.

En Espagne, « de nombreuses lignes ont été construites, mais seuls quelques trains y circulent chaque jour », poursuit le spécialiste. De passage à Lyon pour les TNT Days le 29 juin, Jon Worth s’indigne de l’enthousiasme déclenché par un représentant de la Renfe promettant de devenir une plateforme multimodale, « alors que la compagnie n’est même pas capable de délivrer un billet entre une banlieue de Barcelone et un village en Aragon ». A Lyon, le voyageur a aussi écouté les débats sur la concurrence, défenseurs acharnés du service public contre partisans de la libéralisation, et s’agace de ces positionnements dogmatiques. « Il existe de bonnes compagnies publiques et de mauvaises, de bonnes compagnies privées et de mauvaises », dit-il.

Pour préparer son voyage, Jon Worth a lancé en avril un crowdfunding qui lui a rapporté 7400€ en quatre jours, avec lesquels il a acquis un pass Inter Rail, ses hébergements, un vélo pliant, très pratique pour passer une frontière lorsque le train fait défaut, et même un drone. L’Inter Rail, au prix de 246€ à 1200€ selon les formules, s’avère un complément indispensable des infrastructures et du service pour concurrencer le tout-avion et le tout-voiture. Mais les opérateurs et les autorités organisatrices ne l’apprécient pas beaucoup : « En Espagne, il est presque impossible de l’utiliser. En France, le pass n’est plus accepté dans la région PACA », déplore ce Britannique très Européen qui livrera, à son retour à Berlin, un « top 10 » des connexions européennes qu’il serait utile et relativement facile de créer ou renforcer.

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