Mobitelex 402 – 14 février 2023

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En ce jour de Saint-Valentin on aurait aimé un sujet un peu plus glamour… Mais ainsi va l’actualité : c’est la candidature de Marc Papinutti à la présidence de l’ART (Autorité de régulation des Transports) qui suscite aujourd’hui notre analyse, dans un Mobitelex spécial.

Nomination

Marc Papinutti à l’ART: des questions… et des questions

Saura-t-il être indépendant du pouvoir exécutif qu’il a fidèlement servi jusqu’à aujourd’hui à des postes très exposés, et d’établissements publics dont il a géré de nombreux dossiers ? La loi ne prévoit pas de saisine de la HATVP. Les parlementaires auront à se prononcer au début du mois de mars.


C’est par un communiqué vendredi dernier au soir que l’Elysée a annoncé envisager de nommer, sur proposition de la Première ministre, Marc Papinutti futur président de l’ART, l’Autorité de régulation des Transports, sans président depuis la fin du mandat de Bernard Roman le 2 août dernier.

Il a donc fallu plus de six mois à Emmanuel Macron pour mettre fin à ce qui commençait à former usage : la nomination d’un politique en fin de carrière, indépendant vis-à-vis des intérêts privés et des lobbyings de monopoles publics comme de la puissance exécutive. De ce point de vue, comme sur de nombreux autres au demeurant, Pierre Cardo et Bernard Roman ont indéniablement fait le job.

Alors, pourquoi changer ? On succombe difficilement à la petite musique subtilement distillée de l’absence de profil disponible de ce type dans la classe politique actuelle, d’autant qu’aucune expérience n’était exigée au préalable en matière de compétence transport. Même si la matière traitée est un tantinet aride, la paie est séduisante, l’autorité indiscutable et le surplomb presque jouissif. Le choix de proposer un haut fonctionnaire ne peut être un choix par défaut.

A bientôt 64 ans, le voilà joliment récompensé de sa… résilience ? son dévouement ? son sacrifice ?

Il peut être un choix d’opportunité en même temps qu’un choix stratégique de l’Etat. «Libéré» de son poste de directeur de cabinet de Christophe Béchu, Marc Papinutti allait-il rejoindre la très longue cohorte des anciens collaborateurs d’Elisabeth Borne laissés sur le bord de la route ? Le grognard des grognards brusquement envoyé à la retraite ? La réponse est donc non. A bientôt 64 ans, le voilà joliment récompensé de sa… résilience ? son dévouement ? son sacrifice ? Comment nommer l’adaptation tout-terrain d’un homme stoïque devant les exigences et les emportements de sa cheffe, et les fluctuations du macronisme ?

Et si ce n’était donc qu’un recasage pour services rendus, sans arrière-pensées ni mauvaises intentions ? La République n’en est pas avare… Mais quelles que soient les raisons qui ont poussé la Première ministre à suggérer le nom de Marc Papinutti à Alexis Kohler et à Emmanuel Macron, c’est un candidat en chair et en os, avec ses qualités et son passé, qui est en piste pour présider l’ART, jeune régulateur devenu grand et multi-secteurs. La moindre des choses est donc d’analyser cette candidature sous tous ses aspects. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle pose un certain nombre de questions, un peu vite oubliées par les habituels obligés et les nouveaux craintifs du pouvoir exécutif.

L’ancien DG de Voies navigables de France est un as de la «popol»

1) La compétence et l’adaptation au poste. Haut fonctionnaire de devoir, encore directeur général de la DGITM il y a huit mois, Marc Papinutti connaît effectivement tous les secteurs d’activité de la mobilité. Voilà pour le Who’s who officiel. En réalité, l’ancien DG de Voies navigables de France est aussi, voire davantage, un as de la «popol» qui sait décrypter les enjeux, un expert ès réseaux en tous genres, qui apprécie très bien les situations… mais «ne rentre guère dans les détails et ne s’immerge pas dans les dossiers», assène un cadre de la DGITM. Quant à son management du quotidien, il nous est décrit davantage comme impressionniste que rigoureux. Logiquement, cet homme-là n’a (presque) pas d’ennemis…

Mais qu’est-ce qui fait vraiment l’adaptation au poste: la compétence technique ou le caractère? Après tout, on n’a demandé ni à Pierre Cardo ni à Bernard Roman d’avoir écrit une thèse sur la régulation ou fait preuve d’autorité martiale dans leur parcours! Oui, mais chacun à sa manière, ils ont affronté la nature essentiellement juridique de l’ART et montré du caractère: le premier ne lâchait pas grand-chose par principe, le deuxième pouvait se passionner pour une argumentation complexe. Paradoxalement, avec Marc Papinutti, la présidence pourrait être plus «politique», en fonction des conséquences attendues des analyses juridiques des services et du collège. Elle «pourrait» l’être, car devenu inamovible pour six ans, Marc Papinutti pourrait aussi se révéler intransigeant et farouchement indépendant. Le plus souvent, et heureusement, la fonction oblige.

2) L’indépendance, justement. Au-delà des traits de caractère humain, elle tient à la fois à la capacité du Président à garantir et à protéger l’expertise de l’institution, et à la perception qu’en ont les régulés et les parties prenantes en général. Par conséquent, tout élément qui pourrait affecter ces deux critères doit être pris en compte.

Mobilettre a demandé à la HATVP (Haute autorité de transparence de la vie publique) si elle avait été consultée sur le projet de nomination de Marc Papinutti. «S’agissant d’une proposition de nomination d’un agent public à la présidence d’une autorité publique indépendante, la loi n’a pas mis en place de dispositif prévoyant une saisine préalable de la Haute Autorité, qui n’a donc pas été consultée», nous a-t-elle répondu. Pourrait-elle s’autosaisir ? «C’est impossible ! La loi ne le prévoit pas non plus dans ce cas». Circulez… La loi est ainsi faite. Permettons-nous quand même de soulever quelque interrogation à propos du potentiel conflit d’intérêt public/public. La HATVP peut empêcher un conseiller du président de la Région Grand Est de diriger le RER C, au nom d’une simple suspicion de conflit d’intérêt, mais personne ne va sérieusement étudier les éventuels risques de conflits d’intérêt d’un ancien directeur d’administration centrale qui a eu connaissance de nombre de dossiers relatifs à la régulation économique d’un secteur dans toutes ses dimensions. Passons.

On risque fort d’assister à du théâtre de boulevard: il rentre, il sort, il rentre…

Passons donc à la déontologie, et à la loi de 2016 sur les conflits d’intérêt. Elle s’applique à Marc Papinutti. On ne sait pas, à ce stade, s’il a consulté la déontologue du ministère. A priori, il appartenait à la Première ministre, qui a proposé son nom au Président de la République, de statuer en opportunité sur la question. Comme DG de la DGITM, il a eu à connaître tous les dossiers sensibles mettant en scène des acteurs publics et privés – les appels d’offres Intercités, le contournement autoroutier de Montpellier, pour n’en citer que deux. Est-ce suffisant pour affecter la perception de sa neutralité ? La situation est particulière : c’est donc surtout à lui-même qu’appartiendrait la charge d’évaluer les situations de potentiel conflit d’intérêt. Devra-t-il se déporter lors de certaines délibérations du collège ? On risque fort d’assister à du théâtre de boulevard: il rentre, il sort, il rentre…

Au-delà de ces arguments juridiques, c’est aussi l’affichage politique de cette nomination qui pourrait indisposer les députés et sénateurs chargés d’auditionner l’impétrant dans les prochaines semaines (le 8 mars à l’Assemblée nationale). Nommer un haut fonctionnaire, a fortiori le premier d’entre eux pendant plusieurs années dans la hiérarchie de l’administration des Transports, à la tête d’un régulateur indépendant qui jusqu’ici n’a pas ménagé ses critiques à l’égard du pouvoir exécutif, cela ne va pas de soi… Bernard Roman était allé voir le Premier ministre Edouard Philippe en personne à l’Assemblée nationale, pour contester le projet de mettre fin à l’avis conforme de l’ART sur la tarification de l’infrastructure ferroviaire ; Marc Papinutti pourrait-il symétriquement faire pression sur Elisabeth Borne, par exemple sur la question délicate des contrats de concession d’autoroutes ?

Depuis 2017 le pouvoir exécutif a encouragé deux porosités qui ne vont pas de soi : entre les administrations centrales et les cabinets ministériels, entre le public et le privé. Dans ce contexte les parlementaires devront évaluer le risque de dépendance du régulateur du fait de l’itinéraire de son président pressenti, et de l’absence de sas temporel avec ses récentes fonctions au plus près de Matignon et de l’Elysée.

Au collège de l’ART, sur cinq membres il pourrait y avoir prochainement, outre deux anciens élus (Philippe Richert et Sophie Auconnie), trois anciens hauts fonctionnaires spécialisés dans le transport, et pas des moindres (Patrick Vieu, Florence Rousse, Marc Papinutti). Est-ce le casting rêvé pour le régulateur? Une représentation des différentes expertises du régulateur (analyse macro-économique, droit de la concurrence, économie de la régulation…) dans le profil des membres du collège est d’ailleurs inscrite dans la loi, de même que la Cour des comptes dans son dernier rapport alertait sur la nécessité d’éviter toute nomination donnant lieu à des déports, dans un collège réduit à cinq personnes. Pieuses dispositions et recommandations, manifestement. On ajoutera qu’un recrutement plus ouvert permettrait de garder au sein de l’Administration des hauts fonctionnaires de qualité et d’aider ainsi l’Etat «classique» à mieux exercer sa tutelle d’actionnaire, hors APE.

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