Mobitelex 406 – 17 mars 2023

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les décryptages de Mobilettre

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Le débat d’après 

Le gouvernement se fracasse sur le dossier des retraites. Pourquoi il faudra parler demain conditions de travail…

On pourra toujours reconstituer le scénario de cette journée si particulière du 16 mars, de cette décision prise au bout du bout, quelques minutes avant l’heure fatidique du vote final de l’Assemblée sur la réforme des retraites. Mais le résultat pouvait-il être différent? Deux mois de bataille parlementaire et de contestation sociale ont mis à nu une pratique obsolète du pouvoir exécutif, bien antérieure à 2017 mais dont Emmanuel Macron, si peu moderne malgré son âge, a abusé, tel un dernier monarque. Son usage du 49.3, n’en déplaise à Elisabeth Borne qui a le culot d’en appeler aux mânes de Michel Rocard, est l’arme autoritaire de son pouvoir présidentiel quand il fut jusque-là la boucle de rappel des majorités parlementaires.

On n’écrira pas la suite, qui pourra être dramatique ou salvatrice. Tout dépendra de la pression populaire, de l’attitude de cette majorité minoritaire qui décidera ou pas d’accompagner son chef jusqu’au bout du déni, et d’une Première ministre sans boussole politique, pathétiquement accrochée à ses éléments de langage. «Nous avons vocation à continuer de gouverner ce pays», clame Olivier Veran ce vendredi 17 mars : encore faudrait-il le faire autrement.

La fin du chômage de masse et la crise Covid ont ébranlé bien des consciences et des soumissions

Mais tout ceci ne répond pas à la question essentielle, sur le fond : pourquoi une majorité de Français a-t-elle résisté à l’armada de l’argumentaire «raisonnable» – on désigne par là tout ce qui concourt à accepter le recul de l’âge légal de la retraite comme une évidence comptable ? Probablement, parce que cette mesure apparaît comme une réponse inappropriée à un vrai problème, longtemps négligé par les élus nationaux et notamment la gauche focalisée sur ses combats identitaires : l’amélioration des conditions de travail. Le refus majoritaire des 64 ans serait le symptôme de bien autre chose ; la fin du chômage de masse et la crise Covid ont ébranlé bien des consciences et des soumissions, si l’on emprunte quelques vocables classiques.

La pénibilité n’est plus seulement d’ordre physique (horaires, charges lourdes, températures etc) : elle est de plus en plus liée à des managements 100% comptables, des organisations du travail aberrantes, des critères de productivité impitoyables, dont la sophistication est allée crescendo à mesure de la digitalisation des process et du recours à la sous-traitance. Le constat n’est pas spécifique aux ouvriers : à l’autre bout de la chaîne les jeunes diplômés sont les premiers réfractaires à perpétuer ce que tant de bonnes écoles leur ont enseigné…

Il va falloir interroger partout et davantage, dans les entreprises et les administrations, la relation au métier, les rythmes quotidiens, le rapport à la hiérarchie, le déroulé de carrière. Les plus avancées dans ce domaine ont déjà moins de problèmes de recrutement et de stabilité des effectifs. Car la performance collective ne suffit plus (nous vous conseillons à nouveau un petit livre de Thomas Coutrot et Coralie Perez, «Redonner du sens au travail – une aspiration révolutionnaire» – lire Mobitelex 388).

Allez, on va même aller un peu plus loin : en affrontant publiquement la question du travail contemporain, au sens large du terme, c’est-à-dire en intégrant les déplacements domicile-travail, les précarités subies ou les astreintes digitales, on pourrait priver les extrêmes populistes des puissants ressentiments qui nourrissent leur capital électoral. Des Assises du travail, avant de parler de la fin du travail. G. D.

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LA PHOTO

Seuls au monde


Photo: Simon Walker / 10 Downing Street

Le Premier ministre anglais Rishi Sunak en pleine conversation avec Gwendoline Cazenave, la patronne d’Eurostar, sur le quai de la gare de Saint-Pancras à Londres le 10 mars dernier : pris par un photographe officiel de Downing Street, ce cliché dit pas mal de choses. 1) Le Premier ministre anglais n’a pas sur le dos une armada d’aides de camp ou de conseillers qui lui portent ses dossiers et son cartable ; il a lui-même un sac très banal… 2) Pour venir à Paris il prend le train, et tient à le faire savoir.

«A la demande du Premier ministre nous avons travaillé à son voyage jusqu’à Paris pour le sommet avec Emmanuel Macron, qu’il tenait à effectuer en Eurostar, nous raconte Gwendoline Cazenave. Trois voitures ont été réservées pour la délégation et la presse. Il est arrivé à la gare par une entrée VIP, et nous avons rejoint le quai puis la voiture en discutant pendant une dizaine de minutes d’Eurostar, du lien que cela représente pour les Anglais avec le Continent. Il connaît bien le sujet, et s’est intéressé à nos projets d’avenir.»

Ce genre de photo traduit certes une intention de communication de Downing Street, qui bénéficie à Eurostar, mais elle sert surtout avec efficacité l’image d’un homme puissant qui tient à rester simple et accessible. Imagine-t-on Emmanuel Macron ou Elisabeth Borne en telle posture gare du Nord ?


L’ANALYSE

Aides à Fret SNCF : la Commission met KO la défense de l’Etat français

Mobilettre vous présente la lettre adressée par la Commission européenne à la ministre des Affaires étrangères Catherine Colonna, qui liste les points relatifs à la présomption d’aides d’Etat illégales à Fret SNCF de 2007 à 2019. Et c’est peu de dire qu’elle n’est pas à l’avantage de la France, qui voit ses arguments méthodiquement détruits. Dans ces conditions, et au vu notamment du précédent Alitalia, il n’y aura pas de miracle : la France (et Fret SNCF) ne s’en tireront pas indemnes. Selon nos informations, la France espèrerait une sorte de procédure de conciliation, comme en droit commercial : pas ou peu de remboursements des 5 milliards perçus, mais une réduction de la voilure en abandonnant un ou des morceaux de Fret SNCF pour créer a posteriori une discontinuité juridique. Rien n’est encore établi. Il se murmure que l’affaire pourrait trouver un épilogue rapidement, avant la fin juin. Ah! on allait oublier. On trouve aussi dans ce long document de la Commission une confirmation officielle : trois opérateurs concurrents ont «opportunément» retiré leurs plaintes, deux en février 2021, le troisième en octobre 2021. Une manœuvre qui n’a pas été possible concernant la décision de l’Araf du 22 avril 2015, qui a déclenché l’intérêt de la DG Concurrence…

On savait que la Commission européenne avait ouvert depuis la mi-janvier une enquête approfondie sur des mesures de soutien françaises en faveur de Fret SNCF. Elle vient de rendre publique la lettre qu’elle avait alors adressée à l’Etat français, en l’occurrence la ministre des Affaires étrangères, qui détaillait les points qui interpellaient la Commission et qui demandait – une dernière fois – à la France de lui communiquer ses observations, et ce dans un délai d’un mois. Ce faisant la Commission enclenchait la procédure de l’article 108 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

A la lecture de cette lettre, on mesure l’ampleur des doutes de la Commission – l’affaire est instruite par la direction de la Concurrence – sur la légalité des aides accordées à Fret SNCF entre 2007 et 2019. Il faut rappeler que si ces aides étaient déclarées illégales elles pourraient, comme le rappelle la Commission, « faire l’objet d’une récupération auprès de son bénéficiaire ». Or ce bénéficiaire ne serait autre que la SA Fret puisque la Commission considère qu’entre Fret SNCF et la SA il y a bel et bien continuité juridique et économique *. La Commission estime par conséquent qu’aux fins de la présente décision, Fret SNCF SAS semble pouvoir être considéré comme le successeur juridique (et en tout état de cause économique) de la branche d’activité Fret SNCF et par conséquent le bénéficiaire des mesures examinées au titre de la présente décision. »

De pathétiques tentatives de camouflage pour dénier le caractère d’aides d’Etat

La menace qui plane sur Fret SNCF SAS étant établie, venons-en à l’analyse elle-même de la Commission qui démonte point par point la dizaine de mémoires d’explications envoyés par la France sur ce dossier entre 2017 et 2022. Et on ne voit pas bien comment une énième défense de la France pourrait faire changer d’avis la Commission. Il est vrai que ce sont de pathétiques tentatives de camouflage pour dénier le caractère d’aides d’Etat aux trois mesures qui font l’objet de l’enquête de la Commission : avances de trésorerie effectuées au profit de Fret SNCF depuis début 2007 au moins jusqu’au 1er janvier 2020 (estimation entre 4 et 4,3 milliards d’euros) ; annulation de la dette financière (d’un montant total de 5,3 milliards d’euros, incluant les avances de trésorerie) de Fret SNCF au moment du passage en SAS ; injection de capital de 170 millions d’euros à l’occasion de cette même transformation.

Sur le caractère éventuel d’aides d’Etat, la Commission rappelle que la qualification d’aide d’Etat d’une mesure, aux termes de l’article 107 du traité de l’Union européenne « nécessite que les conditions cumulatives suivantes soient remplies : la mesure doit être imputable à l’Etat et financée au moyen de ressources d’Etat ; elle doit procurer un avantage à son bénéficiaire ; cet avantage doit être sélectif ; et la mesure doit fausser ou menacer de fausser la concurrence et affecter les échanges entre Etats membres. » A titre préliminaire, elle considère que les trois mesures « ayant comme origine la SNCF (…) ont été réalisées au moyen de ressources d’Etat » et qu’elles sont « imputables à l’Etat », la SNCF, EPIC jusqu’en 2019, étant « soumise à une tutelle relativement étroite de l’Etat. » S’agissant des « avances de trésorerie » examinées, elles ont toutes été validées par un Conseil d’administration dont un certain nombre de membres représentent directement la puissance publique et dont le Président est nommé par décret en Conseil des ministres : au-delà du seuil de 60 à 100 millions d’euros, toutes les décisions d’engagement financiers relatifs à Fret SNCF passaient par le CA de la SNCF. Par conséquent, pour toutes les pertes supérieures à ce seuil, ce qui était le cas depuis 2007, « le CA (et donc avec l’implication des représentants de l’Etat) devait être décisionnaire ». Même chose pour l’annulation de la dette où l’imputabilité à l’Etat est encore plus évidente puisqu’elle relève d’une ordonnance. Quant à l’injection de capital, même conclusion puisque l’on revient au premier cas de figure, la structure de la SNCF avant le 1er janvier 2020.

La Commission règle son compte à l’actionnaire prétendument avisé!

Là où cela deviendrait presque drôle, si cela ne tournait pas à ce point en ridicule la position française, c’est lorsqu’il s’agit de déterminer la qualité d’ « avantage économique » des mesures examinées. Pour la Commission, les avances en trésorerie consenties par la SNCF « ne sauraient être considérées ni comme des injections de capital réalisées par un actionnaire avisé, ni comme des prêts octroyés par un créancier avisé ». Et elle enfonce le clou : « Un actionnaire avisé aurait probablement réexaminé très régulièrement l’opportunité de financements supplémentaires à Fret SNCF par rapport à l’opportunité d’un démantèlement ou d’une cession. Ceci ne paraît pas avoir été le cas pour Fret SNCF. » Pire, le groupe SNCF aurait même fait preuve d’une grande naïveté : « Les autorités françaises soutiennent que la couverture annuelle des pertes de Fret SNCF se justifiait par le retour anticipé à la profitabilité de la branche fret de l’entreprise, notamment portée par la confiance légitime du groupe SNCF dans les annonces de l’Etat, relatives au soutien plus marqué en faveur du fret ferroviaire ». La Commission, quant à elle, « doute que le groupe SNCF puisse avoir fondé (même partiellement) un hypothétique retour à l’équilibre sur la base des annonces de l’Etat au sujet d’un soutien financier en faveur du fret ferroviaire ». Cela règle donc son compte à l’actionnaire prétendument avisé !

Le créancier avisé n’est pas mieux loti : « Après des années de détérioration de sa situation financière (chiffre d’affaires en diminution, pertes ininterrompues, dette en croissance continue), un créancier avisé aurait probablement conclu que Fret SNCF était incapable de rembourser le prêt additionnel que l’entité aurait reçu, et ce, quel qu’ait été le taux d’intérêt facturé. Ainsi, même si l’on devait considérer de manière hypothétique, à l’instar de la France, qu’un créancier aurait pu octroyer un prêt à Fret SNCF(…), il apparaît cependant improbable qu’un opérateur de marché eût pu escompter que Fret SNCF rembourserait ses +prêts+ ». Elle poursuit : « Le financement de Fret SNCF au moyen desdits +prêts+ intra-groupe semble avoir été assuré de façon automatique à hauteur du montant nécessaire pour couvrir chaque année les besoins en liquidités de Fret SNCF. » D’ailleurs ces +prêts+ n’ont été formalisés dans aucun contrat, « aucun remboursement du principal ne semble être intervenu et aucun remboursement ne semblait d’ailleurs être attendu ». A ce stade de la procédure, la Commission souligne que les autorités françaises n’ont pas pu produire «des pièces justificatives établies préalablement ou simultanément au comblement annuel des pertes de Fret SNCF par la SNCF et de nature à soutenir la position desdites autorités tendant à conclure au respect du critère de l’investisseur avisé (qu’il s’agisse d’un créancier ou d’un investisseur avisé) ».

« Ce ne serait pas une aide puisque Fret SNCF n’en a pas profité… On frôle l’absurde

La Commission peut ensuite facilement dérouler son raisonnement sur les deux autres mesures : annulation de la dette et dotation en capital. Quel créancier privé avisé aurait renoncé au remboursement des fonds prêtés ? Quel investisseur avisé aurait consenti à cette augmentation de capital «sans aucune perspective de rentabilité et compte tenu des surcoûts significatifs d’exploitation de Fret SNCF », et de plus sans prendre en considération le fait que les prêts octroyés n’avaient pas été remboursés puisque la dette avait été annulée. Conclusion, « la SNCF ne s’est pas comportée comme un investisseur avisé », et il y a donc bien eu « avantage économique ».

Les autres critères servant à déterminer l’existence ou non d’une aide d’Etat sont beaucoup plus simples : il y a bien eu « sélectivité » puisque seul Fret SNCF a bénéficié des mesures ; quant aux risques de « distorsion de concurrence » ou d’« effets sur les échanges », ils existent puisqu’il y a avantage économique dans un marché ouvert. La Commission se montre très sévère : « Ces soutiens financiers ont également permis le maintien sur le marché de Fret SNCF, qui aurait dû cesser son activité en l’absence de ces derniers. » On ne pourra pas s’empêcher de s’étonner des arguments français pour tenter de démontrer qu’il n’y aurait pas eu d’effet sur la concurrence « puisque Fret SNCF a connu une baisse constante de ses parts de marché depuis 2006 au profit de ses concurrents ». Autrement dit, ce ne serait pas une aide puisque Fret SNCF n’en a pas profité… On frôle l’absurde.

Quoi qu’il en soit, sauf à ce que dans un sursaut de dernière minute, les autorités françaises ne réussissent à présenter des observations crédibles, on semble bien engagé vers la qualification d’aides d’Etat – et d’aides illégales puisqu’elles n’ont jamais été notifiées.


* L’ordonnance de juin 2019 qui a conduit à la création de la SA Fret au 1 er janvier 2020 dispose que « l’établissement public SNCF Mobilités transfère, par voie d’apport à la valeur nette comptable, à une société dont il détient l’intégralité du capital, l’ensemble des biens, droits et obligations attaché aux activités en France et hors de France relevant du périmètre de ses comptes dissociés relatifs aux activités relatives à la fourniture des services de transport ferroviaire de marchandises à la date du 31 décembre 2019, ainsi que les autorisations de toute nature qui y sont liées. Par exception, la dette financière n’est pas transférée. » La Commission constate que le transfert a également prévalu pour les contrats de travail. « Cette même ordonnance », ajoute-t-elle, « précise que le transfert concerne bien la branche complète et autonome d’activités de transport ferroviaire de fret, et non un simple transfert d’actifs. » Elle comprend dès lors que «le gouvernement français a organisé une continuité juridique (et, en tout état de cause, économique) entre la branche d’activité Fret SNCF et Fret SNCF SAS, dont elle reprend l’ensemble des actifs et droits associés ainsi que toutes les obligations juridiques et financières à la seule exception de la dette financière.»


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