MobiEdito – 24 décembre 2022

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par Gilles Dansart


2022

Chaud et froid

A en tomber malade, ou presque… On attendait la reprise, ce fut la crise ; on espérait un plan pour le ferroviaire, on eut les milliards pour l’essence ; on fêtait déjà la victoire, on récolta le Messi… Retour sur une année bouleversée et paradoxale jusqu’au bout, avec la grève des contrôleurs, qui achève de nous rendre perplexes.

L’année se termine par un énième contrepied aux scénarios écrits: une grève des contrôleurs SNCF malgré la stratégie de déminage social adoptée en catastrophe par le gouvernement début décembre. Et c’est reparti pour une hystérie bien française: puisqu’il ne se passe rien de bien nouveau par ailleurs («de guerre lasse», ose-t-on dire à 2000 kilomètres du front ukrainien), une (petite) grève SNCF, c’est une aubaine. Remplissons les journaux.

Remplissons notre mission : pourquoi cette crispation des contrôleurs ?

Ils ne correspondent pas tout à fait au portrait-robot habituel du cheminot «privilégié et irresponsable», alors les spécialistes de l’explication toute faite pataugent un peu et égrènent prudemment les éléments de langage : un dialogue social SNCF toujours aussi grippé, des syndicats débordés, la gilet-jaunisation du salariat… Tout cela est vrai. Nous avons relu la lettre adressée par Didier Mathis, secrétaire général de l’Unsa-ferroviaire, à Jean-Pierre Farandou, en juin 2021; nous nous en étions fait l’écho, à la surprise pour ne pas dire davantage des éternels séides. Beaucoup de choses étaient dites – lire notre MobiAlerte. «Les signaux faibles ne remontent plus via les OS (organisations syndicales) dans ces instances qui étaient adaptées aux réalités du terrain et des métiers pour de grandes entreprises comme les nôtres, écrivait Didier Mathis. Ils ne remontent pas non plus via les managers de proximité (ou les cadres en général), qui ne sont pas incités à formuler des remarques, même de manière objective, sur les dérives dans l’organisation.» Le Nouveau pacte ferroviaire de 2018, la «grande victoire» de Macron I, générait déjà ses conséquences parasites.

Pour les contrôleurs, les signaux n’étaient pas si faibles que ça, dès l’automne dernier quand leur mouvement s’est développé – ils n’ont pas suffisamment été entendus. On peut condamner leur logique corporatiste et leurs modes d’action qui ne sont vraiment pas notre tasse de thé de Noël. Mais il faut aussi comprendre les racines de leur mal-être spécifique, formalisé dès 2007 en Paca dans des cahiers revendicatifs qui avaient donné lieu à une pétition largement signée sur tout le territoire. Considérés par leur employeur comme sédentaires, les contrôleurs vivaient mal, déjà, depuis des années, la priorité accordée aux conducteurs, les roulants, à la fois par la direction et le pouvoir politique. Les griefs se sont accumulés: des tableaux de service perturbés par la réorganisation post-2018, des évolutions de carrière pas assez «balisées» dans le temps.

En 2007 la CGT avait alors violemment «neutralisé» ces contrôleurs frondeurs. Cela explique en partie l’émergence du collectif de cet automne, abondé par une nouvelle génération de salariés encore plus méfiants que leurs prédécesseurs envers les syndicats. Même Sud-Rail peine à établir une liaison avec les membres du collectif, et renvoyait jeudi soir, comme l’Unsa, à la responsabilité des pouvoirs publics d’avoir fait maigrir les effectifs syndicaux via la réforme des structures représentatives. De manière générale, les syndicats ont plutôt montré un grand sens des responsabilités depuis début décembre, chacun dans son couloir sémantique et malgré quelques arrière-pensées tactiques, et œuvré en cette fin de semaine à la fin d’un mouvement mal parti qui menaçait aussi leur propre rôle.

Car une telle situation n’est simple à gérer pour personne, a fortiori si le pouvoir politique s’en mêle.

Et il semble bien en avoir eu envie, par la voix d’Emmanuel Macron qui a demandé à son gouvernement de réfléchir «à la continuité du service public en toutes circonstances». Si ça ne ressemble pas à une restriction substantielle du droit de grève… Comment mettre de l’huile sur le feu, alors que le service n’est pas interrompu, et que «seulement» 200000 personnes ont été impactées? Nous ne nions évidemment pas la réalité de leurs désagréments, a fortiori après plusieurs trêves de Noël perturbées; mais grâce à la mobilisation des équipes non grévistes et au covoiturage, les effets ont été atténués. Comment, dans ces conditions, apprécier la sortie du porte-parole du gouvernement Olivier Véran qui, il y a quelques jours, s’offusquait que l’on fasse grève quand cela gêne les gens? La perte du sens collectif, l’atomisation de la société conduisent à des contestations de droits fondamentaux.

Un vrai profil de champion du monde, ce ministre… On va donc lui distribuer un joli cadeau de Noël en forme de palme de l’amnésie, pour une autre de ses punch lines, la semaine dernière sur France Inter: «Il faut renforcer les corps intermédiaires de ce pays», a-t-il osé. Quand l’incendiaire se fait pompier. On ringardise les syndicats et après on s’étonne que des collectifs s’en émancipent?

Olivier Véran, ici en compagnie de Clément Beaune, s’est offusqué il y a quelques jours que l’on fasse grève quand cela gêne les gens… Inoui: un vrai profil de champion du monde!

Nous assumons notre prise de distance avec le SNCF bashing généralisé et très violent de ces derniers jours, trop facile exutoire collectif et paravent des incohérences répétées du pouvoir politique (et de la Nation tout entière) vis-à-vis de cette entreprise ferroviaire, que nous n’épargnons pas, quant à nous, pour les insuffisances et faiblesses qui sont de sa responsabilité. En 2018 il fallait urgemment la transformer en entreprise normale, via un empilement de SA responsabilisées. On voit le résultat. Quatre ans après, volte-face, le ministre Clément Beaune joue les sergents recruteurs, Elisabeth Borne impose un bouclier tarifaire aux activités dérégulées de la longue distance et Bercy rationne SNCF Réseau, à contre-courant de la priorité écologique. Les cheminots sont-ils vraiment responsables de tout? Leur statut est mort, la concurrence arrive, et ils seraient encore d’insupportables privilégiés? Les politiques continuent malheureusement à jouer avec la SNCF, se pavanant à l’avant des TGV et coupant les éternels rubans. G. D.


Cette année finit donc à nouveau par le retour de nos fantômes, telles les vagues venant modifier le trait de côte Atlantique : de fortes secousses sociales, donc, mais aussi la réforme des retraites, les lois sur la sécurité et l’immigration. Les pistes d’un autre récit collectif – l’économie et la société transformées par la nécessité écologique et sociale – n’ont pas émergé politiquement alors même qu’elles sont plébiscitées par une majorité de nos concitoyens. «La bascule ?», avions-nous titré au sortir d’un été de cataclysmes climatiques et de polémiques enfin fécondes sur la nécessité de mesures radicales et de long terme. Force est de constater qu’on assiste à une bascule… arrière. 9 milliards d’euros dépensés en 2022 par l’Etat pour limiter un peu la hausse du prix de l’essence, et combien pour les alternatives collectives et/ou décarbonées ? 300 millions pour les régions et l’Ile-de-France, 150 millions pour le vélo, 150 millions pour le covoiturage (sur plusieurs années), et toujours pas d’annonce de revoyure du contrat de performance de SNCF Réseau ni de programme ambitieux sur les infrastructures. Tout juste une vidéo dominicale du président de la République vantant les RER métropolitains, avec tambours mais sans pépettes…

On a renoncé depuis l’élection présidentielle à chroniquer au jour le jour les pathétiques comédies du pouvoir exécutif qui ne sait plus élaborer un récit authentique et engageant – Elisabeth Borne a même théorisé le pragmatisme structurant. Le CNR (conseil national de la refondation) ? Une partie des membres de sa partie Transports et mobilité a pensé le quitter il y a quelques semaines, tellement les débats sont sans consistance. Le COI (conseil d’orientation des infrastructures) ? Largement instrumentalisé par le gouvernement, qui confirme ainsi que l’Administration n’est plus que le bras armé de l’exécutif, avec la complicité objective d’élus trop ravis d’être invités à la table d’honneur.

Pourtant, elle ne fait plus guère envie, cette table… Le menu n’est pas affiché à l’avance, les cuisiniers sont fatigués, les serveurs ont des gestes mécaniques. Sous Emmanuel Macron, les gouvernements passent, la verticalité demeure. Rude, assez idéologique avec Edouard Philippe, elle s’est faite humaine et plutôt bonhomme avec Jean Castex, avant de tomber dans un cynisme inédit avec Elisabeth Borne : banalisation du 49.3, opportunisme à tous les étages. Et des leçons de démocratie en prime.

Les pauvres, entend-on dire : «La crise énergétique et l’inflation, après la crise Covid, ça mettrait par terre n’importe quel gouvernement. D’ailleurs, regardez en Italie et au Royaume-Uni…» Consolons-nous, alors ? Ici les populistes ne sont pas au pouvoir… Ou pas encore ?

On voudrait bien se montrer un peu plus indulgent. Les faits nous en empêchent. L’anachronisme de notre gouvernance d’Etat est fascinante. Faites ce que je prescris, car soyez-en certains, je ne me l’applique pas. Le meilleur exemple de 2022 : la nomination de Jean Castex à la tête de la RATP a commencé par un abus de mépris, celui du Président de la République et de la Première ministre à l’égard des candidats déclarés et des procédures qu’ils avaient eux-mêmes promues en 2017, elle s’est achevée dans la pantalonnade des dispositions de la HATVP. Il ne s’agit pas d’un nouveau dysfonctionnement d’une France archaïque, non: les procédures de recrutement des PDG d’entreprises publiques et les textes régissant la HATVP n’ont même pas dix ans.

Distinguons la forme, inacceptable, du fond: l’arrivée de Jean Castex est peut-être une bonne nouvelle pour la RATP, tellement cette entreprise est en crise, elle aussi (lire ci-dessous). Mais manifestement personne, jusqu’à la démission de Catherine Guillouard, ne s’était préoccupé d’avertir de la situation telle qu’elle était, au-delà des tableaux de bord trop bien écrits. Les conseils de surveillance et d’administration des entreprises publiques surveillent quoi ou administrent quoi, au juste ? Et les tutelles, comment peuvent-elles à ce point détourner les yeux ? Rappelons-nous qu’aucune des alertes formulées pendant des années à propos d’Orpéa, par des salariés et des parents, notamment auprès des ministères, n’avait été prise en considération. Le gratin s’est définitivement séparé des nouilles.

La caporalisation de l’Administration française est une bombe à fragmentation.

Soyons juste: l’argument de l’efficacité qui justifie l’exigence d’obéissance ne date pas d’Emmanuel Macron et Elisabeth Borne. Mais quels dégâts, sur la capacité de production du nucléaire, le réseau ferroviaire, l’industrie… Il va falloir consolider les fondations, abîmées par des années de godilles et de dilutions. C’est un travail de fond dont se détournent, manifestement, de plus en plus d’hommes et de femmes fonctionnaires lassés d’obéir et de servir sans dialogue, et souvent sans bonifications.

On en est donc là en cette fin d’année: une crise majeure de l’économie du transport public, dont l’exploitation est sous-financée et met au supplice ses autorités organisatrices comme les usagers, las de retrouver des rames et des bus bondés, en Ile-de-France, en Hauts-de-France, un peu partout en fait. Le modèle français pourrait s’effondrer si l’Etat, qui continue à tirer toutes les ficelles du financement, ne change pas d’attitude. On pressent qu’il a déjà envie de désigner la concurrence comme responsable de tous les maux de la RATP, alors que c’est sa propre gouvernance qui précipite le système dans la médiocrité.

Au crépuscule de 2022, on en oublierait presque la réélection d’Emmanuel Macron, un non-événement, comme ce fut presque une non-campagne. Le secteur des mobilités a hérité d’un ministre éloquent, ambitieux… mais intelligent, oserait-on ajouter: il a compris que pas mal de choses essentielles se jouaient au-dessus de lui en matière de transport. Il essaie donc de construire avec ce qui lui reste, se prend parfois les pieds dans le tapis de l’interventionnisme médiatique ou dans la complexité de la maison SNCF, subit les résistances de Bercy, mais persiste, jusqu’à maintenant, dans un contexte général peu favorable aux desseins d’avenir. On lui souhaite à nouveau bon courage.

Au crépuscule de 2022, on en viendrait à oublier que l’ART (Autorité de régulation des transports) vit depuis le 2 août dernier sans président dûment nommé.

Au crépuscule de 2022, pourrait-on souhaiter davantage de tolérance, moins d’invectives gratuites? Aux afflux de bienveillance envers les premières lignes du Covid ont succédé, très vite, des torrents d’insultes à l’égard de toutes celles et ceux qui continuent, en silence, dans l’anonymat, à servir leurs concitoyens. Parce qu’ils osent revendiquer et sortir de leur silence? Ils sont exclus du télétravail plébiscité par les diplômés, souvent contraints par des organisations du travail d’un autre âge. Ces travailleurs du quotidien ne méritent pas la violence des remontrances sur les réseaux sociaux et les leçons de morale de quelques pouvoirs établis.

Gilles Dansart

Nous vous souhaitons de joyeuses fêtes de fin d’année !


Au crépuscule de 2022, nous n’oublions pas Jean-Luc Bourget, parti accidentellement trop tôt, le 14 novembre, dans sa cinquante-cinquième année. Sa culture politique, ses foucades, ses passions ont égayé les bureaux du siège de la SNCF puis les réunions Teams avec ses collègues. Il nous a transmis à jamais son humanité et son élégance. Il avait raison: «Que c’est beau, la vie».

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