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La conférence de l’impossible ?
Avec un Président de la République impuissant, un gouvernement sans majorité stable et des Finances publiques exsangues, que peuvent réussir les acteurs des ateliers d’Ambition France Transports ?
«Impossible n’est pas français » : Balzac a attribué cette expression à Napoléon qui l’aurait utilisée à deux reprises pour convaincre ses lieutenants en difficulté devant Madrid et Magdebourg. On ne sait pas si, parmi les membres des quatre ateliers de la conférence « Ambition France Transports » (dont nous évoquons les livrets de diagnostics ci-dessous), certains ont l’âme de grognards sacrificiels, mais on peut sérieusement envisager qu’ils vont travailler par devoir plus que pour la gloire – sauf à ce que la com fasse des miracles. Car en matière économique et financière, des miracles, il n’en existe que très peu, en tout cas bien moins que dans la chose militaire.
On se permet une incidente : si l’on parle de grognards au masculin, c’est bien parce que le taux de femmes dans les ateliers d’Ambition France Transports est à peine plus élevé que le taux de couverture des réseaux de transport public : 25%, soit 14 femmes pour 42 hommes, avec une remarquable parité pour l’atelier «Report modal et marchandises» qui sauve le taux global et un très pitoyable 2 sur 17 pour «AOM/Serm» (ce n’est guère plus brillant pour le ferroviaire et la route). Ambition France Parité, c’est pour quand ?
Les ateliers pourront-ils faire autre chose que servir la stricte logique budgétaire d’Amélie de Montchalin ?
Jusqu’à aujourd’hui, les promoteurs de cette conférence d’un genre nouveau faisaient quasiment un sans-faute, entre la performance diplomatique des représentativités choisies et l’emballage médiatique du dispositif. Une sorte de conférence encapsulée, hermétique à la faiblesse politique d’un exécutif impuissant et parfois pathétique. Et si, après tout, les conjurés de la mobilité réussissaient à passer par un trou de souris ? A sauver, par une planification rationnelle des investissements et un nettoyage courageux des budgets de fonctionnement, les mobilités hexagonales menacées d’être emportées par la déconfiture des finances publiques ? A tout le moins, qu’ils préparent bien le terrain pour l’après-2027, puisque rien de grand ne semble pouvoir se passer d’ici là.
Nous nous sommes procurés, en milieu de semaine, les livrets de diagnostics des quatre ateliers. Enfin du fond et du contenu, après les belles paroles ! C’est utile, et nous sommes loin d’avoir fini de les éplucher. Mais une question nous a vite assaillis, à leur lecture : qui les a écrits, qui les porte ? Le gouvernement, trop faible pour imposer quoi que ce soit et qui avancerait masqué, l’administration, DGITM et Bercy, ravie de l’aubaine ou contrainte de suivre ? A de multiples reprises, ce qui est posé comme un diagnostic tient davantage d’une approche idéologique, partielle ou partiale. Dans ces conditions, les ateliers auront-ils vraiment l’option d’écrire, eux, une nouvelle page engageante plutôt que servir la stricte logique budgétaire d’Amélie de Montchalin ?
Le doute nous gagne. Et chacun sait qu’au moment d’engager des combats, mieux vaut croire à la victoire que surveiller ses arrières. On se permet donc de conseiller aux honorables membres des ateliers de batailler ferme pour la France, d’oser fendre les rangs de l’orthodoxie, de surveiller les rapporteurs, quitte à prendre à revers les éternels calculateurs postés sur les collines alentour. G. D.
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ATELIERS
Nous avons lu les quatre livrets de diagnostics
La palme de la clarté à la route, de la partialité aux marchandises, du partiel au ferroviaire et de la confusion aux AOM/Serm.
Commençons par le redire : les quatre livrets transmis cette semaine aux membres des ateliers (et manifestement pas encore rendus publics) ont de multiples vertus, dont celle de poser sur la table des constats et des chiffres utiles au débat et à la décision. Le travail réalisé en quelques mois ou quelques semaines est assez considérable, y compris sur des sujets minés comme celui des autoroutes, qui vont constituer l’enjeu majeur de la conférence. Mais cela ne doit pas nous empêcher non pas de partir à la chasse aux scories anecdotiques, mais de déceler quelques arrière-pensées, lacunes et incohérences, au demeurant volontaires ou pas, qui peuvent pervertir l’approche des sujets.
Le premier travers nous semble ressortir du retour à une verticalité étatique sans scrupules, à l’égard des collectivités territoriales notamment. Que l’accent soit mis – très lourdement – sur la baisse tendancielle des revenus de la tarification voyageurs pour les AOM, ou sur des lignes TER aux très faibles trafics, c’est utile. Que certaines situations financières soient révélées (les Hauts-de-France à 12 ans -!- de capacité de désendettement pour un seuil d’alerte de la DGFIP à 9 ans, en raison du Canal Seine-Nord, et trois métropoles, non citées, proches du seuil fixé pour les AOM locales), il en va d’une certaine transparence. Mais que l’Etat «oublie» qu’il perpétue dans le même temps un système de financement très bancal en partie responsable de la situation, c’est pas du jeu. Veut-on vraiment une décentralisation authentique avec une fiscalité à la main des collectivités ? Qui arrêtera ce ping-pong incessant, «c’est pas moi c’est toi», auquel pas un Français ne comprend le moindre mot. Qui a supprimé la taxe d’habitation sur les résidences principales et porté à 75% le taux de remboursement de l’abonnement transport domicile-travail ? Qui a cautionné le relèvement du Versement Mobilité depuis vingt ans – pour s’en offusquer aujourd’hui ?
Le surendettement de la France n’est pas soudain.
On note page 32 du Livret «AOM et Serm» que les inspecteurs de l’IGF et de l’IGEDD, auteurs d’un rapport sur les Serm, recommandent un endettement court et moyen terme des collectivités plutôt qu’un endettement long terme adossé à des taxes affectées. Quelle sagesse… Vite, que leur rapport soit public – il ne l’était pas encore hier jeudi 15 mai. On lit aussi qu’ils privilégient la dynamique naturelle du VM, le levier tarifaire… et la mise en concurrence des services ferroviaires d’intérêt régional. Alors même que nulle part dans le livret ferroviaire, ce levier de baisse des coûts d’exploitation n’est activé – on y reviendra. Comme si, pour ces fameux Serm, il fallait absolument privilégier la Société des Grands Projets avec son ingénierie de ressources affectées sans limites ou presque, et son statut protecteur de tout contrôle public efficient sur ses délais et ses coûts. Et c’est Bercy qui parle de revenir à la raison sur l’endettement de la France?
Toujours sur le thème des économies de fonctionnement, au passage du livret «AOP et Serm» nous sommes restés interdits devant la prudence d’un énoncé : «L’amélioration de la performance des services, en ce qu’elle permet de dégager des marges de manœuvre pour accroître l’offre, pourra également faire l’objet d’éclairages». Des éclairages… Quelle prudence. Messieurs (et mesdames Givernet et Sautejeau), de grâce, ouvrez cet atelier à toutes les hypothèses !
Pourquoi éviter si soigneusement le sujet de la performance, qu’elle soit économique, sociale ou environnementale, et celui des externalités positives des investissements ?
Si cette conférence n’envisage que la question de la dépense budgétaire, alors le secteur de la mobilité ressortira groggy dans quelques mois. Fini le fret ferroviaire, dont Bercy a failli avoir la peau il y a quelques années, et qui se retrouve subitement dans le Livret «Marchandises et report modal» pas compétitif du tout au regard de la route, parée de toutes les vertus ! Alors même que le Schéma national de développement du fret ferroviaire et le Projet Ulysse viennent de changer de paradigme en privilégiant les soutiens à des projets concrets et utiles aux subventions sans objet. Le gouvernement a-t-il déjà fait le choix d’un verdissement des moteurs thermiques au détriment du report modal? C’est pareil pour l’offre ferroviaire régionale: si les coûts d’exploitation ne continuent pas à baisser elle ne progressera guère alors qu’elle est indispensable à la décarbonation des liaisons du quotidien.
Justement, le ferroviaire. Si le sujet Infrastructures est abondamment et assez justement traité – comme c’est le cas depuis 20 ans et le rapport du professeur Rivier -, ceux de la stratégie et du soutien financier de l’Etat, de la concurrence et de la gouvernance du système sont escamotés. Il est enfin admis officiellement par l’Etat et écrit noir sur blanc, grâce à l’ART que Mobilettre avait relayée en son temps, que l’offre ferroviaire longue distance a baissé entre 2015 et 2023 : -13% en trains.km, -20% en nombre de trains en circulation, et même -2% en nombre de sièges.km. Conséquence ? «L’augmentation de la demande de voyages en train pose la question de l’avenir du réseau des dessertes TGV d’aménagement du territoire, dessertes déficitaires actuellement financées par péréquation interne à SNCF Voyageurs.» On croît rêver. Rien sur la politique d’Etat passée et surtout actuelle (l’affectation du fonds de concours à SNCF Réseau qui évite à l’Etat un effort budgétaire équivalent à celui de nos voisins), qui ne permet pas à SNCF Voyageurs d’investir dans plus de rames TGV, rien sur la concurrence qui pourrait vraiment être davantage encouragée pour prendre le relais des finances publiques…
On suppose que la Fnaut représentée dans l’atelier va prendre la défense des voyageurs pris au piège.
Cette semaine Hitachi Rail a publié une enquête édifiante sur la demande des Français : 36% des Français ont utilisé le train lors de leur dernier déplacement longue distance (supérieur à 2h30mn), et un quart des sondés prévoient de prendre davantage le train dans l’année qui vient (36% dans les cinq ans). Le choc d’offre, on en parle ou on le laisse passer ?
A côté de cette liste d’«oublis» que ne manqueront pas de relever les membres experts des ateliers, il y a quelques clarifications bienvenues. Ainsi dans le Livret «Routes», très attendu, le dossier de la suite des concessions autoroutières bénéficie d’un travail de qualité, qui pose sur la table la plupart des hypothèses, aussi bien en matière de tarification usagers que sur les caractéristiques des modèles de gestion. Toujours dans ce Livret, l’état des infrastructures routières est correctement documenté, même si on aurait aimé que soit abordée la question du déclassement ou de la réaffectation aux modes actifs d’une petite partie du réseau routier de proximité, à l’usage si faible que son entretien ne se justifie plus. S’il faut stopper des TER sans voyageurs, pourquoi ne pas fermer des routes sans véhicules?
Voulue, pour de bonnes raisons, par François Durovray, reprise énergiquement par Philippe Tabarot confronté lui aussi au risque budgétaire dans le PLF 2026, «Ambition France Transports» va-t-elle échapper à la simplification de ses enjeux par une approche outrageusement budgétaire ? C’est tout l’intérêt de débats dans des ateliers où cohabitent pour l’instant tant de postures divergentes. Leurs membres réussiront-ils à converger entre eux avant le séminaire de convergence de début juillet, et si oui, sur des bases réellement engageantes pour l’avenir plutôt que sur des compromis de façade ?
PARUTION
Jean Coldefy, du cœur à l’ouvrage
Désigné numéro deux de l’atelier AOM et Serm, en tant qu’expert, l’économiste grand défenseur des Cars Express vient de publier un ouvrage collaboratif sur la décarbonation des mobilités *. Cela tombe bien !
On ne va pas reprocher à Jean Coldefy ce qui manque si souvent à des experts qui ne donnent pas de sens à leurs constats et statistiques : voilà un économiste qui ne craint pas de s’engager clairement pour certaines options. En publiant «Réussir la décarbonation des mobilités dans les territoires», avec Yves Crozet, Edouard Dequeker, Jacques Lévy et Greg de Temmerman, il ne se cache pas et ne cache pas son approche économiste qui privilégie l’efficience et la tarification des offres de transport – mais il est à noter que le chapitre financement n’arrive qu’au terme de l’ouvrage, comme quoi il est d’abord nécessaire d’envisager les contextes avant de passer à la caisse…
C’est un ouvrage lisible et instructif, malgré une accumulation de sources et chiffres, qu’il est difficile de résumer en quelques phrases. La remise en cause de quelques dogmes et injonctions morales n’est pas inutile, au bénéfice d’une approche plus statistique et pragmatique des déplacements. Ainsi le plaidoyer en faveur des Cars Express est justifié, de même qu’une approche beaucoup moins diabolisée de la voiture.
Deux points discutables, à notre humble avis, nous paraissent devoir être relevés. Alors même que Jean Coldefy relève (page 56) qu’entre 1990 et 2023 le nombre de kilomètres parcourus en transports publics a augmenté de 51% (+66% pour le train), contre «seulement» +33% pour la voiture, il continue à pilonner les investissements en transports collectifs, et ferroviaires en particulier. «Des milliards pour les TER et les transports collectifs, et pas de baisse de la circulation automobile», dénonce-t-il. Certes, les parts modales n’ont guère bougé, mais posons la question autrement : que se serait-il passé dans les métropoles et sur le réseau routier si l’on n’avait pas autant investi pour absorber le volume de déplacements supplémentaires induits, notamment, par l’évolution de la société et les parcours domicile/travail ? La question de l’efficience des solutions collectives et ferroviaires ne doit pas être un tabou, mais celle de leurs externalités positives ne peut être sous-évaluée, au risque d’une thrombose généralisée des espaces publics.
Deuxième point, la capacité des individus à changer de comportement : «Les ZFE sont un scandale social», dénonce Jean Coldefy. Mais pourquoi marchent-elles ailleurs en Europe, sans qu’elles suscitent autant de polémiques ? Et pourquoi ne pas admettre qu’une part de contrainte est efficace dans la recherche du report modal ? Le conservatisme rode un peu partout…
Il y a souvent deux bons indicateurs de la qualité d’un ouvrage «technique» : on y apprend des choses et on n’est pas toujours d’accord. A ces aunes-là, l’ouvrage de Jean Coldefy est une réussite ! G. D.
*« Réussir la décarbonation des mobilités dans les territoires », ed. l’aube, 208 p., 20€.
DISPARITION
Robert Lohr, industriel disruptif
Quelques jours après Jean-Claude Brunier (lire Mobitelex 488), c’est un autre grand industriel qui disparaissait jeudi 8 mai. Résumer en quelques phrases l’épopée de Robert Lohr, 93 ans, aboutirait à négliger ces si nombreux épisodes qui ont façonné la légende de cet industriel alsacien qui ne suscitait jamais l’indifférence. Du wagon Modalohr au tout nouveau Draisy, en passant par les véhicules militaires et autres Cristal, ses innovations ont permis au site industriel alsacien de résister aux crises successives (2008, Covid), quand tant d’autres ployaient sous la concurrence étrangère, au prix de quelques alliances (avec Alstom notamment) et d’un lobbying parfois acharné auprès des décideurs et des collectivités publiques.
Il y a quelques années Robert Lohr avait mis en place les conditions d’une pérennisation de ses activités industrielles. Ce n’est pas le moindre de ses mérites.