Mobizoom 75 – 25 avril 2019

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les décryptages de Mobilettre

Mobizoom 75 – 25 avril 2019

Le nouveau pacte ferroviaire
à la dérive

PAR ANNE BARLET


Que la mise en application de la loi de juillet 2019 semble difficile et lacunaire en ce printemps 2019… Pas de trajectoire financière, des négociations sociales laborieuses, des arbitrages parfois opposés aux intentions initiales, sur la concurrence ou l’indépendance du gestionnaire d’infrastructures: la lecture du rapport d’information des députés Djebbari et Sermier et l’examen de l’ordonnance à douze mois, que Mobilettre s’est procurée, laissent une impression de grande confusion. Où est le vent frais qui devait souffler sur le ferroviaire? Le piège de la complexité juridique et financière du nouveau système se referme sur un gouvernement qui ne semble pas prendre la mesure du désarroi des équipes face à un bouleversement profond des structures et des pratiques, et à l’incertitude sur le futur management. Nos explications, notre analyse.


Vingt petites pages, sobres, techniques. Le rapport d’information des députés Jean-Baptiste Djebbari (Haute-Vienne, LREM) et Jean-Marie Sermier (Jura, LR) sur la mise en application de la loi pour un nouveau pacte ferroviaire ne fait ni vagues ni mousse. Mais il est clair que le chef d’œuvre annoncé -LA réforme ferroviaire- est loin d’être au rendez-vous, au moins dans sa mise en œuvre.

Les auteurs du rapport rappellent en préambule que celui-ci a pour objet de recenser les textes réglementaires et ceux qui ne le sont pas. Mais ils ajoutent : « Par extension, le détail des mesures d’application étant susceptible de détourner la lettre de la loi, ce rapport a également vocation à s’assurer que les textes pris pour l’application de la loi sont bien conformes. » Et il semble bien que le ministère des Transports pêche des deux côtés. Sur le premier point, au-delà de la seule comptabilité des textes, ce sont bien les dispositions essentielles qui manquent encore. Sur le second, les rapporteurs sont plutôt prudents, mais n’hésitent pas à mettre en avant les critiques des Régions, de l’UTP et surtout de l’Arafer.

L’examen porte sur les trois volets de la réforme : l’ouverture à la concurrence, la nouvelle gouvernance et le cadre social.

L’Arafer a souligné qu’il était indispensable que l’ensemble des informations détenues par l’opérateur historique soient transmises «dans de bonnes conditions et à titre gratuit aux autorités organisatrices»

L’ouverture à la concurrence

Mobilettre a déjà eu l’occasion de souligner la frilosité du gouvernement. En dépit de la façade – la mise en concurrence en tant qu’autorité organisatrice de deux lignes de TET – le ministère des Transports traîne les pieds. L’ordonnance du 12 décembre 2018 a bien été publiée mais pas les huit textes réglementaires d’application dont le décret en Conseil d’Etat qui doit notamment préciser les modalités de transfert aux régions des matériels roulants et des centres d’entretien et de maintenance du matériel roulant. L’Arafer a souligné qu’il était indispensable que l’ensemble des informations détenues par l’opérateur historique soient transmises « dans de bonnes conditions et à titre gratuit aux autorités organisatrices ». Les Régions, quant à elles, insistent sur la nécessité de connaître les plans de maintenance actualisés et non le seul historique de la maintenance.

Trois des décrets en Conseil d’Etat qui n’ont toujours pas été pris doivent bien organiser les conditions effectives d’une ouverture à la concurrence, dont la question du matériel roulant est un exemple. Ces décrets concernent plus largement la transmission aux autorités organisatrices des informations relatives aux services faisant l’objet d’un contrat de service public par les opérateurs, les gestionnaires d’infrastructure et les exploitants de service et la communication d’informations aux entreprises candidates à la passation d’un contrat de service public mis en concurrence, notamment pour les informations couvertes par le secret des affaires. Le gouvernement aurait envisagé de publier ces décrets en décembre 2018. On les attend toujours…

Les régions râlent, Xavier Bertrand saisit l’Arafer

Le frein à la concurrence généré par ce vide juridique est loin d’être un cas d’école. La région des Hauts-de-France vient en effet d’annoncer qu’elle saisissait l’Arafer pour que celle-ci oblige la SNCF à lui transmettre les informations qu’elle estime nécessaire pour ouvrir à la concurrence une partie de ses lignes TER en 2023. La Région, qui devrait publier prochainement un avis de pré-information, entend mettre en concurrence près de 20% de ses trains kilomètres répartis en une dizaine de lots. Mais, souligne le directeur général des services, « on a besoin de savoir tout ce qui concerne les lignes, l’état du matériel roulant, le nombre d’agents et leur profil, pour que les opérateurs intéressés aient en tête la masse salariale. Aujourd’hui, on n’a pas ces informations ». Selon lui, la SNCF « s’abrite derrière la nécessité en termes de concurrence de ne pas donner d’information aux concurrents ». D’où la saisine de l’Arafer. Mais on n’en serait pas là si le ministère des Transports avait fait le job et publié les décrets…

La gouvernance

Le deuxième volet de la loi concerne la gouvernance, c’est-à-dire la transformation du groupe public ferroviaire de trois EPIC en un groupe public unifié de trois sociétés. Cette transformation doit se faire au 1 er janvier 2020 et le gouvernement est habilité à légiférer par ordonnance, mais l’habilitation n’est valable que jusqu’au 27 juin 2019. Un projet d’ordonnance a été transmis aux rapporteurs que Mobilettre s’est également procuré. Nous reviendrons donc plus loin sur ce point.

Le cadre social

Le délai d’habilitation à légiférer par ordonnance a expiré le 27 décembre dernier

Le troisième volet de la loi concerne la mise en place d’un nouveau cadre social pour le groupe public et pour l’ensemble de la branche ferroviaire. La loi prévoit qu’il n’y aura plus de nouveaux recrutements au statut au-delà du 31 décembre 2019, l’idée étant que le nouveau cadre social serait mis en place à cette date – ce qui semble aujourd’hui un objectif peu réaliste. Quelques textes réglementaires ont bien été publiés sur le transfert des contrats de travail mais pour le reste, le délai d’habilitation à légiférer par ordonnance a expiré le 27 décembre dernier : l’objectif était de pallier l’absence éventuelle de convention collective de branche au 1er janvier 2020. Cette perspective étant plus que probable, l’habilitation a dû être réintroduite par une lettre rectificative du gouvernement au projet de loi d’orientation des mobilités. En ce qui concerne les accords de branche et notamment ceux fixant les modalités et critères de désignation des salariés dont le contrat de travail est transféré et les conditions d’un appel prioritaire au volontariat, ils auraient dû être conclus avant le 26 décembre 2018. Les organisations syndicales n’ayant pas ratifié les propositions de l’UTP (lire Mobitelex 240 et Mobitelex 242) c’est désormais au gouvernement à les organiser par décret.

Le projet d’ordonnance

Que disent les rapporteurs du projet d’ordonnance qui leur a été transmis et dont la publication serait envisagée pour le mois de juin ? Il prévoit bien la création des trois sociétés anonymes, et spécifie même le changement de nom de SNCF Mobilités en SNCF Voyageurs. L’argument avancé dans l’exposé des motifs vaut son pesant de ballast: «L’article 25 prévoit in fine le changement de nom de la société SNCF Mobilités en SNCF Voyageurs afin de distinguer sans ambiguïté cette société de l’ancien EPIC SNCF Mobilités devenue la société nationale SNCF.» Quand les mots révèlent les confusions…

Le projet d’ordonnance ne comporte en revanche « aucune disposition relative aux modalités de contractualisation entre l’Etat et les entités du groupe. » Les rapporteurs ont également choisi de mettre en évidence deux précautions de l’Arafer : « La question des conditions de vote au sein du conseil d’administration de SNCF Réseau sur les décisions relatives à la gestion des fonctions essentielles (les conditions de majorité devront garantir l’indépendance du gestionnaire d’infrastructure) et la définition, qui doit être précise et pertinente, des missions confiées à la société-mère SNCF au sein du groupe. »

A ce compte-là de verbiage, on pourrait effectivement supprimer la haute administration

Sur ces deux points de vigilance, l’Arafer risque d’être déçue… Le moins que l’on puisse dire, c’est que lesdites missions évoquées à l’article 2 du projet d’ordonnance sont on ne peut plus vagues: «La société nationale SNCF définit et conduit notamment les politiques industrielles et d’innovation, de ressources humaines, de valorisation et de gestion des actifs du groupe unifié ». Elle assure également « des fonctions mutualisées, exercées au bénéfice de l’ensemble du groupe public unifié et des missions transversales nécessaires au bon fonctionnement du système de transport ferroviaire national»! A ce compte-là de verbiage, on pourrait effectivement supprimer la haute administration.

Quant à l’indépendance du gestionnaire d’infrastructure… Présentant l’article 4 du projet d’ordonnance qui traite de SNCF Réseau, l’exposé des motifs laisse assez pantois: évoquant «l’équilibre entre d’une part l’indépendance du gestionnaire d’infrastructures telle que prévue par la directive européenne n°2012/34 modifiée par la directive n° 2016/970, et, d’autre part, le contrôle de la SNCF sur sa filiale, jugé nécessaire à la constitution d’un groupe intégré », il justifie ainsi le fait que « certaines résolutions soumises au vote du conseil d’administration de la société SNCF Réseau ne pourront être adoptées sans le vote favorable de la majorité des membres nommés par l’assemblée générale [NDLR des administrateurs], autres que ceux proposés par l’Etat. Ce dispositif de double majorité en faveur des administrateurs représentant la société nationale SNCF doit garantir sa capacité de contrôle de SNCF Réseau. »

Sur SNCF Réseau, une curieuse impression, celle d’une mise sous surveillance

S’agissant de SNCF Réseau, la lecture du projet d’ordonnance laisse d’ailleurs une curieuse impression, comme s’il faisait l’objet de toutes les surveillances. Ainsi, un article 12, « afin de mieux prévenir les conflits d’intérêts », élargit le contrôle de la commission de déontologie du transport ferroviaire sur la mobilité des personnes chargées des fonctions essentielles (NDLR: sans définition) au sein d’un gestionnaire d’infrastructures « aux membres du personnel ayant eu à connaitre dans l’exercice de leurs fonctions des informations mentionnées à l’article L.2122-4-4 qui souhaiteraient exercer avant l’expiration d’un délai de trois ans après la cessation de leurs fonctions des activités pour le compte d’une entreprise exerçant directement ou par l’intermédiaire d’une de ses filiales, une activité d’entreprise ferroviaire, ou pour le compte d’une entreprise filiale d’une entreprise exerçant une activité d’entreprise ferroviaire ». L’indépendance du GI, un concept à géométrie variable? Stricte pour le gestionnaire d’infrastructures, conditionnelle pour les autres entités du groupe (lire ci-dessus)?

Le projet d’ordonnance prévoit une drôle d’opération pour filialiser le fret

Mais on a gardé le meilleur pour la fin. Détaillant les opérations qui se dérouleront le 1er janvier 2020 pour aboutir à la création d’un groupe public unifié, le projet d’ordonnance prévoit une drôle d’opération pour filialiser le fret (article 18) : « L’établissement public SNCF Mobilités transfère, par voie d’apport à la valeur nette comptable, à une société dont il détient l’intégralité du capital, l’ensemble des biens, droits et obligations, attaché aux activités en France et hors de France, relevant du périmètre des comptes dissociés Fret SNCF relatifs aux activités relatives à la fourniture des services de transport ferroviaire de fret en date du 31 décembre 2019, ainsi que les autorisations de toute nature qui y sont liées. Par exception, la dette financière n’est pas transférée. » Et voilà, le fret SNCF est filialisé, mais sans sa dette… Qu’en dira Bruxelles ? Qu’en diront les opérateurs qui ont déposé plainte pour aide d’Etat et atteinte à la concurrence (lire Mobitelex 240) ?

Pour sobre qu’il soit, le rapport des députés Djebbari et Sermier, n’est donc pas anodin. On leur laissera le mot de la fin, d’autant que c’est pratiquement le seul commentaire politique qu’ils s’autorisent, sur l’état d’esprit du monde cheminot dans cet océan d’incertitude: «Les appréciations communiquées aux rapporteurs sur l’état d’esprit des personnels du groupe ont été divergentes selon qu’il s’agissait du ressenti des représentants syndicaux ou de celui des responsables de la SNCF, les premiers parlant d’une perte de confiance et d’une profonde inquiétude des salariés notamment en raison des importantes suppressions de postes prévues pour les années à venir, tandis que les dirigeants de la SNCF, sans nier ces suppressions font valoir que le nombre de démissions, bien qu’en hausse, demeure extrêmement faible et que les cheminots conservent une grande fierté d’exercer leur métier et un attachement à leur entreprise. Tous reconnaissent que la réforme et ses effets constituent un changement culturel profond pour l’ensemble des salariés du groupe et pour ses dirigeants ». Cela ne vous rappelle pas certaines enquêtes sur le bien-être au travail (lire Mobizoom 73)?


COMMENTAIRE

Qui trop embrasse manque le train?

On allait voir ce qu’on allait voir: la SNCF enfin débarrassée de ses oripeaux, propulsée par l’audace d’un gouvernement sur la voie royale de la rédemption et de la sobriété. Trois promesses: un assainissement économique et financier, une réintégration vertueuse, une concurrence fertile. Les cheminots n’ont vu que la fin du statut et l’écroulement d’un monde.
Les faits ne leur donnent pas tort: moins d’un an après, le modèle alternatif n’a pas surgi des limbes ministérielles.

  • Les textes promis: exagérément juridiques et techniques, quand ils ne sont pas encore en écriture, ils ne règlent aucun des problèmes de fond qui pèsent sur le ferroviaire, et troublent encore davantage les consciences. SNCF Réseau sera ainsi mis sous tutelle des administrateurs de la SNCF pour «un certain nombre de résolutions»… L’architecte sous surveillance du concierge? On n’en finira jamais: à force de ne jamais choisir qui est le patron du système, on perturbe, on paralyse, on disperse.
  • Les négociations sociales: comme prévu par les négociateurs les plus expérimentés, les discussions au sein de l’UTP sont longues, et rendues d’autant plus difficiles par les choix du gouvernement qui n’incitent pas à la responsabilisation des acteurs paritaires. A l’intérieur de la SNCF, le chantier est immense, lui aussi, si l’on en juge par le calendrier des négociations.
  • La trajectoire financière: en mode pause. Traumatisé par la reprise de la dette, Bercy ne lâche plus rien et s’accroche aux gains de productivité comme préalables à tout effort de l’Etat. Désormais APU (administration publique), SNCF Réseau n’a plus guère d’autonomie et s’expose aux colères des territoires. La reconstruction d’un réseau robuste et d’une planification de long terme en prend un sacré coup.
  • La concurrence: comment dire… Elle était l’alpha et l’omega du nouveau pacte, la SNCF devait se frotter aux autres pour s’améliorer. Ce n’était en fait qu’un argument d’estrade. L’Etat n’encourage guère à l’ouverture franche et rapide, seules quelques régions excédées par un service défaillant confirment leurs intentions.

Décidément la SNCF a tout connu: les sous-investissements sur son réseau, le malthusianisme des offres, les incohérences politiques, les réflexes conservateurs, les rêves libéraux. Quel gâchis: la période n’a jamais été aussi favorable aux transports collectifs – la nécessité écologique, la demande de mobilité des Français -, mais l’entreprise est aujourd’hui plongée dans l’application laborieuse et pénible d’une loi dont on a perdu en route quelques principes fondateurs, au profit d’une obsession comptable.

Le moral des cheminots est logiquement au plus bas, ils savent ce qu’ils ont perdu mais ne voient pas encore où ils vont, ni avec qui. Plus le gouvernement retarde ses choix managériaux, plus il renforcera un double pouvoir: celui du futur président ou de la future présidente, dont on attendra tellement pour remonter la pente, et celui de Bercy, dont le professionnalisme et la constante opiniâtreté se nourrissent des situations bancales – alors que le salut d’une telle entreprise de réseau ne passera que par des stratégies claires et des mobilisations collectives, à tous les niveaux. Livrée aux ambitions individuelles, la SNCF elle aussi peine à garder le cap du long terme collectif.

La prétention jacobine du nouveau pouvoir est dramatiquement systémique. Martyrisée par Emmanuel Macron et Elisabeth Borne, la haute administration ne maîtrise plus grand-chose. La dérive est inquiétante. L’histoire de cette réforme n’est pas finie. G. D.

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